L’œuvre de O-Ei, personnage central de Miss Hokusai, reste méconnue. Nous avons enquêté pour vous la présenter.
Qui était Katsushika O-Ei dont le nom d’artiste était Katsushika Oi, l’héroïne du manga et de Sarusuberi Miss Hokusai ? Si les grandes lignes de sa vie sont connues, il reste cependant de nombreux points à élucider. Fille de l’illustre Katsushika Hokusai (1760-1849), elle fut la seule de ses cinq enfants (certains disent qu’il en eut un sixième) à hériter du talent de son père et à choisir la même voie. On ignore sa date de naissance et de décès, mais des écrits prouvent qu’elle travailla aux côtés de son père, qu’elle prit soin de lui jusqu’à son dernier souffle et qu’elle donna ensuite des cours de dessin tout en continuant de peindre pour gagner sa vie. Elle fut proche de son père, et lui ressemblait, disait-on par son caractère volontaire, sa passion pour le dessin et son désintérêt des tâches ménagères. Son visage n’était guère gracieux et son père la surnommait Ago, “menton”, à cause de son menton anguleux. Elle prêtait peu d’importance à sa mise. Elle tenait cependant à être toujours parfaitement coiffée, sa seule coquetterie !
Hokusai disait de O-Ei qu’elle le surpassait pour les peintures de beautés féminines et de nombreux chercheurs s’accordent pour dire qu’elle aida son père pour certaines œuvres peintes. Sa signature n’apparaît pas, sans doute parce que la notoriété de son père permettait de vendre les œuvres à un meilleur prix. On ne sait précisément quelle fut l’étendue de son œuvre. Seule une dizaine de peintures de O-Ei sont répertoriées à travers le monde. Le musée Ôta possède l’une des plus intéressantes : Yoshiwara koushi saki no zu – À travers les barreaux du Yoshiwara.
Le Yoshiwara, le quartier des plaisirs de la capitale Edo, vit le jour en 1617. Détruit par le grand incendie de 1657, il fut reconstruit, sous le nom de Shin-Yoshiwara (nouveau Yoshiwara), la même année, dans un endroit plus éloigné du centre de la ville. Entouré d’un fossé et ceint d’une palissade, le Yoshiwara n’avait qu’une seule porte que les courtisanes ne pouvaient jamais franchir, sauf si un riche client les achetait à leur tenancier. Vendues par leur famille et enfermées dans cette citadelle des plaisirs depuis leur tendre enfance, elles recevaient une éducation extrêmement poussée. Un guide imprimé du Yoshiwara était en vente, il décrivait chaque maison, indiquait le nom et le rang des courtisanes qui y exerçaient. Lieu d’un grand raffinement, les codes du Yoshiwara étaient stricts et tous les clients, du plus riche au plus pauvre, devaient s’y plier. Les luxueux atours des courtisanes, si bien rendus dans les peintures et estampes japonaises font parfois oublier la vie pénible de ces malheureuses jeunes filles. Celles qui, malades ou qui n’avaient pas de succès auprès des meilleurs clients, étaient renvoyées dans des maisons de bas étage où elles mourraient jeunes et misérables.
O-Ei, comme son père et bien d’autres peintres, s’intéressa à l’art occidental. De nombreuses gravures européennes circulaient à travers l’archipel. Hokusai étudia la perspective occidentale qu’il représenta dans plusieurs pages de sa célèbre Manga (ensemble de 15 carnets de dessins sur de multiples sujets publiés à partir de 1814, destinés à ses disciples ou à tous ceux qui voulaient apprendre à dessiner). Il s’intéressa aussi aux ombres portées qu’il reproduisit dans certaines estampes. Il en fut de même pour O-Ei.
Paysage fantastique d’ombre et de lumière, O-Ei peint ici une maison du Yoshiwara. Elle joue avec l’ombre des clients, simples silhouettes, au premier plan, et les courtisanes assises dans la vaste pièce éclairée. Au fond de la salle se tiennent les oiran, courtisanes de haut rang, tandis que sur les côtés, attendent les plus jeunes, moins titrées. L’entrée est située sur la droite. Une courtisane précédée d’une jeune apprentie kamuro semble rentrer de sa promenade officielle, oiran dôchû, qui attire la foule des potentiels clients dans l’allée centrale du Yoshiwara. Cette peinture de O-Ei est différente des autres œuvres sur le même sujet. Elle ne s’attache pas à la beauté particulière d’une courtisane, les visages éclairés sont ici stéréotypés. Elle ne peint pas l’intérieur d’une pièce ou clients, geishas et courtisanes s’amusent ensemble. Elle peint ces jeunes femmes à travers les barreaux et quoique les visages des clients restent dans la pénombre, on imagine facilement leur convoitise. C’est l’atmosphère particulière du Yoshiwara qu’elle tente d’exprimer. Peintre, O-Ei était aussi une femme et si le Yoshiwara était un lieu où l’on se rendait librement sans risquer l’opprobre, nul doute qu’elle ne pouvait s’empêcher de penser au sort des courtisanes enfermées. Cette œuvre n’est pas signée, pourtant O-Ei a dissimulé les idéogrammes de son prénom et nom d’artiste dans les trois lanternes. Cette remarquable peinture d’ombre et de lumière aux coloris doux mais aussi chatoyants fut reprise par Sugiura Hinako dans son manga Sarusuberi.
Brigitte Koyama-Richard