Si la pratique bénéficie d’une certaine reconnaissance à l’étranger, elle reste contestée au Japon par les autorités.
Ils sont parmi nous. Ils vivent dans nos villes, travaillent avec nous et enseignent à nos enfants. Ce sont des gens tatoués. Et au Japon, la plupart d’entre eux font tout pour préserver leur secret et conserver leur peau encrée à l’abri des regards. Cette forme d’art parmi les moins comprises attire à la fois l’admiration et le rejet dans le monde. Dans l’archipel, tout particulièrement, les tatoueurs se retrouvent à exercer leur profession dans un cadre juridique qui manque de clarté, risquant constamment d’être condamnés à une amende, arrêtés ou de voir leur entreprise fermée par la police.
Au cours des dernières années, la préfecture d’Ôsaka a été le principal champ de bataille entre les artistes tatoueurs et les autorités. L’ancien gouverneur conservateur Hashimoto Tôru ayant, entre autres choses, décidé en 2012, d’exiger des fonctionnaires tatoués qu’ils se dénoncent. Le politicien estimait que les fonctionnaires ne pouvaient pas avoir de vie privée ou se réfugier derrière les droits de l’homme, suggérant aux personnes concernées d’effacer leurs tatouages ou de démissionner. Le tribunal de district d’Ôsaka a fini par juger que la demande de Hashimoto était illégale et constituait une atteinte à la vie privée.
Il n’en reste pas moins qu’au cours des 150 dernières années, les tatoueurs et les fans de tatouages au Japon n’ont pas eu la vie facile. Pourtant, l’histoire de cette pratique est loin d’être récente et sa perception n’a pas toujours été négative. Pendant la période Jômon (de 12000 à 300 ans avant JC), il n’était pas rare que les individus se tatouaient ou se scarifiaient comme on a pu le constater sur les figurines d’argile de cette époque. Plus tard, si l’on en croit les chroniques chinoises du IIIe siècle, de nombreux Japonais portaient des tatouages importants sur leurs visages et leurs corps, soit pour souligner les différences sociales, se protéger contre les risques de travail (par exemple, les pompiers, les mineurs de charbon) ou les mauvais esprits. Même dans la société matriarcale d’Okinawa, où de nombreuses femmes avaient leurs mains encrées à la fois comme un signe de beauté et de talismans, les tatouages avaient un rapport avec un chamanisme féminin.
Reste qu’aujourd’hui, beaucoup de gens au Japon (et dans de nombreux autres pays asiatiques) ont une opinion très négative à l’égard des tatouages. Au Japon, en particulier, où les gens attachent une grande importance à avoir une peau sans défaut, ils sont considérés comme sales (même selon le confucianisme, il est irrespectueux de modifier votre corps). Mais la véritable explication de leur rejet est à chercher dans leur rapport à la criminalité. Par le passé, voleurs et escrocs étaient tatoués sur leurs bras et même sur leur front afin de leur faire honte et de les stigmatiser. Plus récemment, dans les années 1960 et 1970, les films de yakuzas, dont les anti-héros violents arboraient des corps fortement encrés, ont contribué à accroître la mauvaise réputation des tatouages. Aujourd’hui encore, l’association entre tatouages et gangsters reste très fortement ancrée dans l’esprit de beaucoup de gens en dépit du fait que, depuis une vingtaine d’années, de plus en plus de yakuza évitent d’y recourir afin de ne pas se faire remarquer alors que la police mène de nombreuses opérations contre le crime organisé. Il suffit de se rendre dans les studios de tatouage du pays pour constater la diversification de leur clientèle actuelle, qui va du salaryman au musicien de rock en passant par l’employé de commerce et le touriste étranger.
Pendant très longtemps – notamment pendant la période Edo (1603-1867), il existait une relation très étroite entre le tatouage et le théâtre kabuki ou l’univers de l’ukiyo-e dans la mesure où de nombreuses pièces de théâtre mettaient en avant des personnages tatoués, lesquels étaient ensuite repris sur les estampes. Si l’ukiyo-e et surtout le kabuki ont réussi à surmonter leur mauvaise réputation, les tatouages sont restés relégués hors de la société.
Il est également vrai que de nombreux fans et les praticiens se satisfont de ce statut. Après tout, bon nombre de tatoués appartiennent à des sous-cultures particulières (rock, rap, bikers) qui préfèrent rester en dehors des coutumes sociales officiellement reconnues. Au cours des dernières années, cependant, un nouveau type d’amateurs de tatouages a fait son apparition : l’otaku. Aussi improbable que l’association tatouage-otaku puisse paraître, il est un fait qu’un nombre croissant d’amateurs de manga et d’anime (garçons et filles) veulent avoir leurs personnages préférés tatoués sur leurs bras et leurs jambes. Ces ota-tatoués, ou otattoos (terme forgé par Hori Benny, tatoueur américain installé à Ôsaka) ont contribué à une sorte de renaissance du tatouage. En 2013, Hori Benny a lancé les Otattoo Nights (actuellement appelées Inkurasai – Invasion Club Festival – du nom de sa boutique) et l’événement annuel est devenu très populaire, surtout parmi la population féminine des otaku.
Si les tatouages japonais n’ont pas disparu pour de bon, c’est en partie grâce aux étrangers. Les premiers voyageurs occidentaux, il y a 150 ans, ont été fascinés par l’irezumi parce que c’était la première fois qu’ils le rencontraient. Plus tard, il est devenu si populaire parmi les soldats américains d’occupation que le général Douglas MacArthur a levé l’interdiction qui pesait sur le tatouage, illégal depuis 1872. Aujourd’hui encore, il est intéressant de comparer la manière dont les tatouages sont traités au Japon et à l’étranger. Il y a deux ans, par exemple, le prestigieux Japanese American National Museum, à Los Angeles, a mis sur pied la plus grande exposition jamais organisée sur l’irezumi. En comparaison, le seul endroit consacré au tatouage que vous trouverez au Japon est le Musée du tatouage à Yokohama, un modeste endroit ouvert en 2000 par le vétéran de la spécialité Horiyoshi III et qui abrite sa collection personnelle. Bien que les objets exposés soient rares et valent le déplacement, ce lieu poussiéreux est tout sauf un musée. Il est une preuve suplémentaire du manque d’intérêt des Japonais pour le tatouage.
Au-delà de ce simple manque de respect, le tatouage est devenu la cible des autorités, en particulier du ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales. Celui-ci a adopté une nouvelle loi sur la pratique de la médecine en 2001, selon laquelle “le fait d’utiliser une aiguille pour administrer de l’encre” doit être considéré comme une forme de “traitement”et par conséquent être réalisée par une personne ayant un diplôme médical. Cela a donné lieu à des arrestations et d’autres incidents. En 2015, la plus grande convention sur le tatouage organisée à Ôsaka a ainsi été annulée au dernier moment. Tout cela a contribué à mettre la communauté locale des tatoueurs à rude épreuve et nombre d’entre eux préfèrent désormais quitter le pays pour travailler en Europe et aux États-Unis où ils trouvent un environnement relativement plus ouvert.
Cependant, les tatoueurs n’ont pas dit leur dernier mot. L’an passé, par exemple, Masuda Taiki a fait appel d’une condamnation prononcée par un tribunal d’Ôsaka le condamnant à une amende de 300 000 yens [2 650 euros] pour violation de la loi sur la pratique de la médecine. Alors que l’affaire n’a toujours pas été traitée, le tatoueur a recueilli beaucoup de soutien et la pétition Sauvons le tatouage au Japon cherche à recueillir 100 000 signatures. Elle rappelle que les tatoueurs respectent toujours des normes d’hygiène rigoureuses, en utilisant uniquement des aiguilles jetables et en portant des gants et un masque pendant qu’ils font leur travail.
La bonne nouvelle pour eux est que, malgré des tensions constantes, de plus en plus de gens se font tatouer et que le choix de la profession est viable. Il y a actuellement environ 3 000 tatoueurs dans l’archipel alors qu’on n’en comptait que 200 en 1990. Le gouvernement a également accepté en partie l’idée que les gens tatoués ne sont pas aussi effrayants à regarder. Il fait des efforts pour les étrangers nombreux à porter des tatouages. Ce serait en effet peu productif de stigmatiser les étrangers tatoués alors que les autorités s’efforcent d’attirer de plus en plus de touristes dans le pays. En ce qui concerne les Japonais, malheureusement, ils ne sont toujours pas autorisés à montrer leur art du tatouage. Désolé les gars, peut-être la prochaine fois.
Jean Derome