Nakayama Yoshito prend le micro. Comme beaucoup de manifestants, il n’est pas originaire de l’île, mais il vient prêter main-forte à Takae, le village voisin qui compte à peine 150 âmes. “Les médias instrumentalisés par l’extrême droite font croire que nous sommes payés par les communistes pour être là, mais nous ne leur donnerons pas raison ! Pas de violences, nous sommes là pacifiquement pour retarder les travaux !” rappelle-t-il avant de distribuer bottes et parapluies. Les manifestants, parmi lesquels de nombreuses personnes âgées, restent assis en tenant leur panneau de revendication appelant à la paix et au départ “des troupes d’occupation”. Tout semble se dérouler à la japonaise, sans heurt. Puis tout à coup, c’est l’offensive. Une centaine de kidôtai débarquent des bus et procèdent méthodiquement à l’évacuation du blocus. “Kidôtai ! Vous n’avez pas le droit de nous expulser !” crient certains en se débattant, tandis que d’autres se laissent porter. La cohue ressemble à une mise en scène répétée des milliers de fois, et filmée de chaque côté par un policier et un manifestant qui pourront défendre leur droit en cas de litiges. Plusieurs manifestants ont déjà été arrêtés, dont le leader emblématique du Centre d’action pour la paix à Okinawa, Yamashiro Hiroji connu des services de police depuis 1993 pour avoir pénétré à plusieurs reprises dans les bases américaines. “Kidôtai, ne les touchez pas! Espèces de pervers, Arrêtez ce harcèlement sexuel !” hurle un de ses représentants au mégaphone. Le ton a radicalement changé depuis avril 2016 avec le viol et le meurtre d’une jeune femme par un ex-marine de la base de Kadena qui a rassemblé plus de 65 000 personnes à Naha, la principale cité de l’archipel. Environ 3 000 crimes sont attribués aux GI’s. Le plus tristement célèbre reste le viol d’une fillette de 12 ans par trois marines en 1995 qui a débouché sur les accords SACO entre Tôkyô et Washington pour transférer la base de Futenma, au sud de l’île, à Henoko et ainsi “soulager le fardeau des habitants”.
Toutefois, le transfert est vite apparu comme un détournement visant à étendre les bases militaires au nord, avec notamment la construction des six héliports dans la forêt de Yanbaru. Alors que les camions de construction arrivent, manifestants et kidôtai, se tiennent debout dans un face-à-face ultime où l’on sent toute la rancœur des relations entre Okinawa et Tôkyô. A défaut d’un représentant de l’armée américaine, la bataille se joue entre Japonais. Il y a quelques mois, deux kidôtai en provenance d’Osaka ont traité des manifestants de “péquenaud” et de “Chinetoque”. Un scandale qui a abouti à leur licenciement, mais aussi à l’envoi d’un renfort d’environ 300 kidôtai pour contenir les quelques dizaines d’opposants présents devant le site N1. “Vous n’avez pas honte de faire ce métier !” fustige Taira Keiko, du haut de ses 83 ans. C’est une survivante du Tsushima-maru, un cargo attaqué par un sous-marin en août 1944 alors qu’il évacuait des centaines d’écoliers d’Okinawa. Le kidôtai qui lui fait face soutient son regard d’un air impassible derrière son masque. Ils ne se connaissent pas, mais chacun représente aux yeux de l’autre un ennemi. Jouissant d’une culture et d’une langue à part, les habitants d’Okinawa ont longtemps été victimes de discriminations en raison de leur lien historique avec la Chine. Dans les heures noires précédant la reddition du Japon, des familles entières ont été poussées au suicide par les forces de l’armée impériale. Soixante-dix ans après, le traumatisme est toujours vivant. “Je suis venue pour protéger la forêt de Yanbaru et vivre ici en paix”, affirme la vieille dame.
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