En 1875, la Maison Kimuraya, la plus célèbre boulangerie japonaise, offre ses lettres de noblesse au pain en confectionnant les tout premiers anpan, ces pains sucrés, fourrés à la fameuse pâte de haricots rouges, dont l’Empereur devint friand. En 1888, Sekiguchi Furansu-Pan introduisit dans l’archipel l’authentique baguette à la française. Imaginant par la suite ses propres déclinaisons comme la baguette au matcha, celle à la crème de sésame noir, proposant ainsi plus de 100 sortes différentes. Après l’anpan, sont apparus les jamu-pan (pains fourrés à la confiture), les kurîmu-pan (fourrés à la crème), le melon-pan (pain sucré en forme de demi-melon). Au rayon salé, le karê-pan (pain frit fourré de curry japonais) ou le katsu-sando (au porc pané). Petit à petit, le pain a conquis les foyers, atteignant une popularité jusque-là inédite. Dans une chronique sur l’histoire moderne du pain, publiée dans le quotidien anglophone Japan Times, la journaliste Shôji Kaori explique de quelle manière “le pain était devenu, pour [s]a mère comme pour beaucoup de femmes au Japon, le moment de réconfort ultime qu’elle s’accordait enfin. Un plaisir coupable, qu’elle dégustait sur le canapé, avec une tasse de café, une fois que la famille était partie au travail et qu’il n’était plus nécessaire de servir le pénible petit-déjeuner japonais complet que [s]es frères et [s]on père réclamaient.” Après la Seconde Guerre mondiale, les Japonais ont achevé d’inclure définitivement le pain dans leur alimentation. Mais “pour beaucoup, le pain est resté ce symbole de l’occupation américaine, poursuit la journaliste. Ce piètre substitut au riz blanc. Le pain servi dans les cantines japonaises durant l’occupation américaine était sans goût. Ce n’est que vers la fin des années 1970 que le Japon a commencé à produire son propre pain. Vingt années supplémentaires auront été nécessaires pour que le pays en définisse son goût si unique.”
Aujourd’hui, l’archipel compte des milliers de boulangeries. La consommation de pains concerne à 70 % le shokupan, ce pain de mie épais très tendre et très moelleux que l’on trouve partout dans le pays. Bon et pas cher, ce pain se mange nature ou sous forme de toasts et s’achète dans les boulangeries mais aussi dans les supermarchés, les konbini. Depuis quelques années, des boutiques entièrement spécialisées dans le shokupan artisanal de grande qualité ont fait leur apparition dans la capitale. Depuis 2013 avec le lancement du Kin no shokupan du groupe 7-Eleven, ces pains dits “premium” ont le vent en poupe. Tous les grossistes, comme Yamazaki Pan qui représente 20 % du marché du pain, lancent leurs propres gammes pour satisfaire une clientèle prête à dépenser plus pour avoir un meilleur produit, aux ingrédients davantage sélectionnés.
“Les Japonais aiment le pain mais ils le préfèrent mou, très tendre, précise Kozaki Yoshimaru, président de l’Institut gastronomique japonais. La texture moelleuse du shokupan leur rappelle le riz, ainsi que les pâtisseries japonaises traditionnelles. Il est plus difficile de vendre des pains croustillants au Japon. Il y a vraiment un travail d’éducation au goût à faire si l’on veut leur donner envie de consommer d’autres saveurs que celles des pains typiquement japonais.” Au grand dam de la baguette française, très bien représentée à Tôkyô avec les plus grands noms de la boulangerie parisienne comme Viron, Joël Rebuchon, Maison Kayser mais qui “souffre encore aujourd’hui, malgré son prestige et sa qualité, de son image de pain trop dur et difficile à manger”, conclut Kozaki Yoshimaru.
Johann Fleuri
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