T. D. : Je me suis penché sur ta bibliographie en traduction de mangas, et la quantité de titres objectivement chronophages est impressionnante. Et je sais de quoi je parle parce que j’ai repris une série dont tu avais la charge, éditée chez Komikku : La Photographe de Kiriki Kenichi. Si mes souvenirs sont bons, j’ai passé plus de trois semaines sur le tome 3. Pour l’anecdote, sur Internet, c’est toujours toi qui es crédité de la traduction de ce volume.
P. H. : Ah, c’était donc toi ! Quand j’ai vu que Yukari et moi étions encore référencés comme traducteurs, je me suis demandé qui avait pioché le mistigri… La série en elle-même était passionnante, j’ai plus appris sur certains quartiers de Tôkyô en la lisant qu’en habitant 14 ans sur place. Mais effectivement, Yukari s’est bien cassée la tête pour les recherches. Le travail signé à deux, pour moi, c’est parce que je pense que personne ne travaille jamais tout seul. On passe toujours un coup de fil à quelqu’un pour confirmer un mot, faire relire sa traduction. Signer à deux, pour moi, à l’origine, c’était devenir avec mon épouse les “Lennon – McCartney” de la traduction. Dès que je travaille avec quelqu’un, mon épouse ou Sekiguchi Ryôko, on met nos deux noms dans le livre, on partage 50 % chacun sans avoir besoin de compter combien il y a de mots à moi et combien pas à moi, l’important c’est que le texte soit le meilleur possible, et non pas servir nos égos. Pour moi, ne pas le faire serait suspect. Tu le sais, ce n’est pas en traduisant à deux qu’on divise le temps de travail par deux. En fait, c’est plutôt une multiplication. Mais la traduction en binôme permet de creuser davantage l’individualisation des personnages.
C’était typiquement le cas pour Kids on the slope, que j’ai traduit avec Sekiguchi Ryôko pour Kazé en 2013-2014. Souvent, je trouvais dans les expressions de Ryôko des façons de dire que je n’utilise pas personnellement, peut-être même qui n’existent pas en français, mais qui deviennent des métaphores originales, et créent de vraies différences de caractères entre les personnages. Ce qui, dans un récit sentimental ou de formation, devient un puissant effet de réel.
T. D. : Comment procédez-vous ? Naïvement, je pensais que Ryôko écrivait une première version de la traduction sur laquelle tu apportais des éclairages, de la fluidité, du fait que le français est ta langue maternelle contrairement à elle.
P. H. : Ça se passe ainsi, mais je ne me contente pas de corriger ou “d’adapter”, je retraduis intégralement. Simplement, je dose les expressions qui viennent directement ou indirectement des idées de Ryôko et que je n’aurais pas eues si je l’avais fait seul, ce qui fait gagner de la profondeur. Ensuite, on fait encore un aller-retour entre nous, pour être sûrs que nous sommes d’accord.
Dans le shônen post-Dragon Ball, il me semble que le défi est ailleurs. Il faut arriver à trouver un style qui fasse dire à un élève de 4e “Ah ouais ! Ça, j’ai envie de lire la suite”, quel que soit le contenu des échanges par ailleurs. Bien sûr, cet effet est également présent dans le texte original, donc essayer de le reproduire en français fait absolument partie du travail du traducteur, nous sommes d’accord. Et les moyens que mettent en œuvre les traducteurs de shônen pour obtenir cet assentiment du lecteur m’impressionnent toujours. Il y a un effet de densité du langage que les lecteurs adorent. Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, les dialogues de shônen sont souvent hyper-corrects : “J’ai déjà du mal à m’occuper de ma petite personne, alors je ne vois pas où je trouverais l’envie de devenir le dieu des autres…” (Platinum End). Les professeurs de français adoreraient que leurs élèves s’expriment comme ça ! Et même sans les images, tu sens bien que ce n’est pas une bulle de seinen.
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