T. D. : Le succès d’un shônen repose entre autres sur la capacité de son auteur à transmettre de l’intensité. Le traducteur devient donc de fait le vecteur d’une intensité qui ne supporte pas l’approximation. Je pense notamment à Fairy Tail (éd. Pika), une série que j’ai prise en cours, sur laquelle a majoritairement travaillé Vincent Zouzoulkovsky. De ce point de vue-là, la version proposée par Vincent est remarquable et c’était un vrai défi de maintenir l’intensité, d’autant plus que le récit est dans un véritable mouvement crescendo, mené sciemment par l’auteur, Mashima Hiro, du début à la fin (voir p. 13).
P. H. : Tout à fait d’accord. Vincent Zouzoulkovsky a le chic pour envoyer de l’énergie là où il faut.
Quoi qu’il en soit, quand le lecteur dit, par exemple : “J’adore Fairy Tail”, en réalité il veut dire : “Je serais le premier mort en appelant “Maman !” si j’étais transporté dans cet univers, mais ça doit être trop bien puisque les personnages ont l’air de se comprendre quand ils se parlent”. Bref, pour traduire du shônen, il faut savoir mettre du poids dans ses phrases. C’est un peu comme le rock’n’roll des années 1970 : l’escalier vers le paradis (Stairway to Heaven), il n’était pas en alliage de titane, mais ça déménageait !
T. D. : Disons que le shônen, c’est un univers où l’exagération a sa place. Nulle part ailleurs tu ne peux lire une bulle dans laquelle un personnage d’à peine treize ans crie de toutes ses forces qu’il va “pousser sa cosmo-énergie jusqu’à son paroxysme”.
Ceci étant, il est bien évident que la question de la légèreté reste au cœur de la traduction, tous genres confondus. Tous les traducteurs ont envie de pondre des dialogues naturels, des répliques qui claquent, non ? En tout cas, dans la limite de la fidélité imposée par le texte original. Je suppose que vouloir rendre fluide un manga de Shirow Masamune, auteur entre autres de The Ghost in the shell (Glénat), n’aurait aucun sens. À ce propos, dans une interview, tu disais que “certains traducteurs confondent une bonne traduction avec l’idée de performance, comme si on était là pour recevoir une note”. Je ne vais pas te demander de citer des noms, mais qu’entends-tu par “performance” ?
P. H. : Quand le traducteur croit que les lumières sont dirigées sur lui. Quand, dans une traduction, le traducteur pense plus à se protéger des critiques et éviter les responsabilités qu’au texte. Quand dans chaque case, tu entends l’écho de la voix du traducteur qui dit : “Chers lecteurs, aimez-moi !”. J’ai envie de répondre “mais ce n’est pas ce que dit le personnage !” Ce n’est pas le traducteur qu’on doit entendre quand on lit.
T. D. : C’est une belle mise en garde contre notre égo, et l’idée me plaît ! Shônen ou seinen, quoi que l’on traduise, j’aime à penser que même si le curseur d’intensité varie, celui de l’humilité, lui, est invariable, calé en position optimale.
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