Le cinéma était peut-être la principale motivation de Yomota pour se rendre à Shinjuku, mais le quartier avait beaucoup plus à offrir. “Malheureusement, j’étais un étudiant sans le sou”, dit-il. “Le mieux que je pouvais me payer c‘était un café dans l’un des nombreux bars de jazz du quartier, comme le Pit Inn. J’ai passé des heures là-bas à écouter de jeunes musiciens encore peu connus.” Abe Kaoru était l’un d’entre eux. Il avait environ 20 ans à l’époque. Il était autodidacte et avait abandonné l’école secondaire en 1967 pour se concentrer sur la musique. “Un jour, il est sorti, a joué quelques notes avant de murmurer à la salle : “aujourd’hui, c’est un mauvais jour”. Et il est parti. Vous savez, il avait quelques problèmes mentaux …”
Yomota Inuhiko s’est aussi essayé au théâtre, mais sans grand succès. “J’ai raté deux fois une audition pour rejoindre la troupe de Terayama Shûji”, confie-t-il. “A cette époque, le dramaturge travaillait sur une adaptation japonaise de la comédie musicale américaine Hair. Quand je suis allé à l’audition, je me suis retrouvé entouré de 300 hippies. Je ne pouvais pas croire qu’il y avait autant de Japonais aussi chevelus! »
Alors que la comédie musicale originale abordait les questions raciales et la mobilisation pendant la guerre du Vietnam, le protagoniste de la version de Terayama Shûji était un Japonais qui rêvait de devenir un blanc Américain jusqu’au jour où il reçoit son ordre de mobilisation et ne sait pas quoi faire. “Terayama a également remplacé les personnages afro-américains par des Zainichi (résidents coréens permanents), lesquels sont traditionnellement discriminés au Japon”, rappelle Yomota Inuhiko. “Son intention était d’aborder les tabous dans la société japonaise, mais la compagnie Shôchiku, qui commanditait le spectacle, a arrêté les répétitions et a renvoyé Terayama. En définitive, ils sont revenus au scénario original américain, mais le spectacle était franchement raté.”
1968 est aussi le moment où le Japon s’est ouvert aux idées culturelles et politiques venues d’Europe. “Les écrits de Walter Benjamin ont été traduits pour la première fois et ont eu un grand impact sur les philosophes japonais”, se souvient le professeur Yomota. “Mais Jean-Paul Sartre a eu une influence encore plus grande sur les jeunes générations. Sa visite en 1966 peut être comparée à celle de Charlie Chaplin au Japon en 1932. Un autre événement important, en 1968, fut la projection de La Chinoise de Jean-Luc Godard à l’Art Theater Shinjuku Bunka. Ce film a eu un impact énorme sur moi. Le Japon était probablement le seul pays en dehors de la France où les films de Godard de la période du Groupe Dziga Vertov ont été montrés. L’ajout de sous-titres était alors impossible, alors les films étaient tous doublés en japonais par des acteurs appartenant à l’entourage d’Ôshima Nagisa”, ajoute-t-il.
Le mouvement de révolte en France et la philosophie qui l’entourait ont eu une grande influence sur le mouvement étudiant au Japon. Alors qu’en France, on parlait de “Mai 68” ; au Japon, cela devint Gogatsu kiki [la crise de mai] ou Gogatsu kakumei [la révolution de mai]. “En France, il y a eu des moments où il était interdit de montrer à la télévision les manifestations et les combats de rue à Paris”, se rappelle-t-il. “Cependant, au Japon, ils étaient régulièrement diffusés, et j’ai été frappé par tous les slogans et les graffitis écrits sur les murs. Des trucs comme “interdit d’interdire”. De plus, à Shinjuku et ailleurs dans Tôkyô, nous étions sous la menace permanente d’être arrêtés et battus par la police anti-émeute. Ils cassaient nos montres et emporteraient nos sacs. Nous faisions toujours en sorte que les garçons se trouvent vers l’extérieur des manifestations, et les filles à l’intérieur. Mais à Paris, je voyais les gens marcher dans les rues, main dans la main, sourire et chanter. Bien sûr, ils étaient très sérieux dans leur démarche. Ils s’efforçaient de se libérer d’une société autoritaire. Mais en même temps, ils avaient une attitude ludique ; ils avaient l’air de s’amuser. Et quand je suis allé à Londres, un peu plus tard, j’ai vu des femmes enceintes et des enfants qui marchaient en tête de cortège. Cela m’a vraiment bluffé. Plus généralement, je me suis toujours interrogé sur le manque total d’humour au sein du mouvement japonais. C’est la même chose en Corée d’ailleurs. Nous sommes toujours trop sérieux. Dans d’autres pays, vous pouvez voir des gens portant des costumes d’animaux et jouant de la musique. Tout ce que nous avions au Japon, c’était des dizaines d’étudiants casqués qui marchaient en formation militaire, la main dans la main, le visage caché derrière un masque ou une écharpe. Et ce qui était pire, comme je l’ai mentionné, c’était toutes ces luttes intestines. C’était vraiment malheureux. Cela a fini par miner le mouvement de l’intérieur.”
G. S.
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