Pourquoi avez-vous choisi Hokkaidô comme cadre ?
M. Y. : Ayant subi le harcèlement sexuel quand j’étais enfant et plus tard le séisme de Kôbe, je voulais créer en l’espace d’un film de deux heures, une sorte d’endroit parfait, un environnement idéal où les gens pourraient rêver et oublier leurs problèmes. Nous vivons en général isolés dans notre petit monde, et nous ne voyons pas que nous sommes en réalité connectés les uns aux autres. Pendant que j’étais à Kôbe après le tremblement de terre, j’ai lu quelque chose sur ces petites boulangeries de Hokkaidô dont la réputation est excellente. J’ai réalisé à quel point il est important de bien vivre, de bien manger et de partager la paix et la tranquillité avec les autres. Cela m’a donné l’idée du premier film. Puis, pendant le tournage de Shiawase no Pan, j’ai découvert plusieurs vignobles et décidé de faire de la vinification le sujet du second film. En même temps, je voulais montrer que Hokkaidô peut être un environnement naturel très dur. C’est l’approche que j’ai choisie pour la troisième partie de la trilogie, laquelle évoque l’histoire d’une femme de tête qui se bat pour y survivre.
On mange et on boit beaucoup dans le cinéma japonais.
M. Y. : On peut dire la même chose du cinéma chinois ou européen. Mais il est vrai que dans le cinéma japonais, la nourriture est souvent utilisée pour souligner un moment particulier de l’année. Il est également vrai que ce que les gens mangent peut en dire long sur ce qu’ils sont. La nourriture et les habitudes alimentaires sont clairement liées à la philosophie de vie des gens. C’est pourquoi quand je travaille sur un nouveau film, je passe des jours à discuter avec des spécialistes du type de nourriture que les personnages cuisinent ou mangent.
En dehors de Shiawase no Pan et Budô no Namida dont vous avez écrit les scénarios originaux, vos films s’appuient souvent sur des romans ou des mangas existants. Comment les choisissez-vous ?
M. Y. : Même Tsukuroi tatsu hito était à l’origine basé sur mon scénario. Comme je le disais, nous avions des problèmes de budget et on m’a dit que ce serait plus facile d’obtenir de l’argent si l’histoire était adaptée d’une autre source. Je l’ai donc mis de côté, jusqu’au jour où j’ai trouvé le manga d’Ikebe Aoi dont la vision était très proche de la mienne pour ce film. D’une manière générale, chaque fois que je trouve un roman qui me plaît, je le lis trois fois. Si je pense que l’histoire peut donner lieu à un film, j’écris le scénario et je le montre à plusieurs producteurs. Pour vous dire la vérité, je préfère tourner mes propres histoires, mais il est très difficile de convaincre les producteurs et les financiers. Et même quand je parviens à obtenir l’argent, je ne peux pas distribuer le film. Parfois, je me demande si je devrais projeter moi-même mes films dans une tente gonflable, comme certains réalisateurs l’ont fait dans le passé.
Shôjo (Night’s Tightrope, 2016) raconte l’histoire de deux lycéennes fascinées par la mort. Ce film est basé sur un roman, mais je me demande si vos propres souvenirs n’ont pas nourri le film.
M. Y. : Oui bien sûr. Je me sens particulièrement proche de Yuki, la fille qui écrit un roman pour exprimer ses propres sentiments. L’adolescence est une période déroutante dans notre vie, et pour certains, c’est particulièrement douloureux. Il n’est pas rare de penser à la mort ou même de se faire du mal, comme le fait l’autre personnage principal, Atsuko. J’ai effectivement ajouté cette scène. Elle ne figurait pas dans le roman.
Pensez-vous que les adolescents d’aujourd’hui sont différents de votre génération ?
M. Y. : À bien des égards, ils sont assez proches. Après tout, les douleurs liées à la croissance sont les mêmes. Mais certaines choses sont différentes, sans aucun doute. Une chose que j’ai remarquée, c’est avec quelle facilité, presque nonchalamment, les enfants d’aujourd’hui évoquent la mort. Quand on les ennuie par exemple, ils ne disent pas “dégage” ou “tu m’emmerdes”, ils disent “shine” (“crève”). C’est vraiment choquant. J’aimerais qu’ils saisissent le sens réel des mots et à quel point ils peuvent blesser. Internet a changé la façon dont les gens communiquent les uns avec les autres. Les smartphones et les réseaux sociaux vous permettent d’être toujours connectés, mais à distance. Ce sont des armes puissantes dans les mains des adolescents, car elles leur permettent d’attaquer et de critiquer les gens de façon anonyme. Avant, on pouvait parler de quelqu’un derrière son dos, mais avec Internet, ces choses se propagent comme une traînée de poudre. Je ne veux pas pour autant diaboliser la technologie. Mais je suis contente de ne pas être une adolescente aujourd’hui. C’est vraiment effrayant.
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