“On me propose d’acheter des forêts et d’y faire pousser nos propres bambous qui serviront à fixer ces tonneaux en bois… Ce serait l’autarcie complète. Mais sans aller jusque-là, je voudrais bien développer une section pour cultiver nos propres riz. Comme vous avez pu le constater, si nous fabriquons nos outils nous-mêmes, c’est par nécessité, sinon nous risquons de ne plus avoir d’artisans possédant ces savoir-faire. C’est la même chose pour le riz : les agriculteurs avec qui nous avons des contrats sont âgés. Le riz pour le saké est plus difficile à cultiver et demande plus de soins et de travail manuel. Si on laisse la situation telle quelle, on sera bientôt en manque de riz destiné au saké. Monter une structure pour cultiver son propre riz est à la fois le moyen de s’assurer de la quantité et de la qualité du riz, pour lequel nous avons déjà acquis une licence de contrôle depuis quelques années et ce, afin de préparer le terrain, mais aussi d’assurer la vie des artisans qui viennent ici six mois par an. Chez nous, les artisans n’ont pas d’âge limite pour la retraite, ils peuvent travailler tant qu’ils le souhaitent et qu’ils en sont capables. Mais si les six autres mois de l’année, ils pouvaient cultiver du riz, ce serait un moyen de leur garantir une sécurité financière, et notre brasserie serait une structure autonome en ce sens… Encore un rêve de plus…”, estime Shirakashi Masataka, avec un sourire malin. Mais ceux qui ont vu tous ses efforts pour maintenir ces savoir-faire savent que ce n’est pas seulement un rêve, mais plutôt un projet concret et prometteur à venir.
Après la visite, c’est tout naturellement que l’on comprend le “sens” de cette fabrication immuable. Bien évidemment, c’est un produit commercial avant tout, mais en dehors de cet aspect, on sent le sentiment de responsabilité, cette “noblesse oblige” de préserver le patrimoine gustatif. Une préservation rendue possible par la possession d’archives et de recettes vieilles de centaines d’années, par des choix judicieux et logiques. Tout ce qui se fait pour sauvegarder ce goût contribue finalement aussi à préserver une tradition : la “culture” du saké dans son ensemble.
À l’époque où les sakés étaient classés selon des grades comme “spécial”, “première classe”, “deuxième classe” (la législation fut abolie en 1992), il n’y avait que très peu de choix. La mode n’était pas de boire chaque fois des sakés différents et de les comparer. Non, à chacun son saké. Quant à mon grand-père, il était fidèle à la marque au double losange. Je le voyais toujours avec une bouteille de Kenbishi posée à côté de lui lors des dîners. Bien évidemment, étant encore une enfant, je ne pouvais l’accompagner, mais lorsque l’on verse ce saké dans un verre, je sens monter une odeur qui m’est familière, et je reconnais le goût que j’ai connu il y a un quart de siècle, lorsque je me suis initiée au saké.
“C’est justement pour cela que nous en préservons le goût. Vous seriez triste de boire un Kenbishi et ne plus reconnaître le goût de votre grand-père, non ? On ne boit pas le saké simplement pour le boire, le goût possède ce pouvoir de rappeler des souvenirs du passé dans le présent. C’est en cette force que nous croyons”, affirme le patron de la marque.
“La métaphore de la montre arrêtée ne signifie pas que l’on ne peut rien faire. Imaginez plutôt être toujours à un même point dans la mer. Il y a du vent, des vagues. On a l’impression que l’on demeure toujours au même endroit, mais pour ce faire, on agite les jambes et les bras, on observe les étoiles et le ciel. Il ne faut pas être avare de temps et ni d’énergie pour le faire, et garder nos principes en étant sûrs de nous”, ajoute-t-il. Pour se délecter de ce “vrai moment” ensemble, notre montre peut aussi décider d’être hors du temps avec le saké de Kenbishi. En tout cas, les initiatives de cette brasserie semblent plus que jamais actuelles, et la montre est bien à l’heure !
Sekiguchi Ryôko
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