Pendant longtemps, l’équipe du Japon a été plutôt mal classée au niveau mondial. Depuis 2010, elle a commencé à gravir les échelons jusqu’à atteindre le top 10 après sa surprenante performance à la Coupe du monde de 2015. Actuellement, le Japon est à la 11ème place. Que s’est-il passé au cours de cette décennie ?
T. K. : Tout d’abord, le niveau général de la Top League lancée en 2003 s’est progressivement amélioré. Nous avons maintenant des joueurs physiquement plus forts, techniquement meilleurs, capables de s’entraîner quotidiennement. Le niveau de compétition plus élevé a attiré de meilleurs entraîneurs et joueurs étrangers. Ensuite, il y a eu, en 2011, l’arrivée d’Eddie Jones à la tête de l’équipe nationale. En 2003, il avait mené l’Australie en finale de la Coupe du monde et, en 2007, il avait été conseiller technique du champion du monde, l’Afrique du Sud.
La mère et l’épouse de Jones sont toutes deux Japonaises et, au moment de sa nomination, il entraînait l’équipe de Suntory. Son impact sur le rugby japonais était-il vraiment si important ?
T. K. : Cela ne fait guère de doute. Lorsqu’il a été nommé, il a déclaré que le Japon participerait à la Coupe du monde de 2015 et qu’il voulait gagner tous les matchs. Dès le début, il avait fixé un objectif très élevé pour une équipe dont le record avait été une victoire, deux nuls et 21 défaites. Mais il y croyait et veillait à ce que le Japon réalise pleinement son potentiel. Par exemple, les joueurs japonais sont peut-être plus petits que leurs adversaires, mais ils sont rapides et Jones pensait qu’en travaillant sur leur force, la tactique d’équipe et leur approche mentale du jeu, ils pourraient surmonter leur handicap physique. La meilleure réussite de Jones est d’avoir continué à gagner tout en bâtissant son équipe autour de joueurs locaux.
En 2016, Jones a quitté le Japon pour entraîner l’Angleterre. Il a été remplacé par Jamie Joseph, né en Nouvelle-Zélande. En quoi ce dernier était-il différent de Jones dans son approche à l’égard de l’équipe nationale ?
T. K. : Jones est originaire d’un pays, l’Australie, où le talent brut du rugby est inférieur à celui de la Nouvelle-Zélande. Il doit donc proposer aux autres entraîneurs australiens différentes tactiques et méthodes d’entraînement pour réduire l’écart avec leurs rivaux. Joseph, au contraire, estime que le Japon doit travailler sur la taille et la force physique des joueurs pour devenir une équipe de classe mondiale. En raison de cette approche différente, la manière de jouer dans l’Archipel a également changé. Dans le passé, la rapidité était notre meilleure arme. Maintenant, au contraire, nos joueurs deviennent de plus en plus gros et plus forts, ce qui signifie que nous ne sommes plus aussi rapides qu’avant. Alors que par le passé nous devions trouver des moyens originaux pour gagner, nous avons maintenant une approche plus classique du jeu.
Pensez-vous que la culture du rugby au Japon est différente de celle d’autres pays ?
T. K. : Comme vous le savez, la société japonaise met toujours l’accent sur le travail d’équipe ; nous pensons qu’ensemble nous pouvons réaliser des choses impossibles à faire seul. Nous sommes également très sérieux et diligents dans tout ce que nous faisons. Nous avons cette mentalité de ne jamais abandonner. Donc, nos joueurs vont toujours jusqu’à la limite. Ils continuent à courir jusqu’à ce qu’ils n’aient plus rien à donner. Ce qui est curieux à propos du Japon, c’est que nous continuons à utiliser l’expression anglaise obsolète “no side” pour évoquer la fin du match alors que le terme utilisé ailleurs dans le monde est “full time”. Pour beaucoup de Japonais, elle exprime mieux le moment où les deux équipes se rencontrent et fraternisent à la fin du match.
Keith Davies est un entraîneur chevronné qui travaille au Japon depuis environ 30 ans au niveau des lycées, des universités et des entreprises. Il critique souvent le rugby au Japon notamment au niveau universitaire pour le gaspillage d’énergie et l’absence de résultats. Êtes-vous d’accord avec lui ?
T. K. : Ce n’est peut-être pas aussi noir qu’il le prétend, mais sur le fond, il a raison. Par exemple, dans le passé, les professeurs d’éducation physique et les entraîneurs japonais avaient tendance à former tous les joueurs selon le même modèle. Tout le monde était encouragé à passer ou à frapper le ballon de la même manière, au détriment de leurs caractéristiques particulières. Les choses ont changé à cet égard, mais il serait quand même préférable de réclamer plus d’originalité. Un autre problème est que les meilleurs clubs universitaires comptent entre 100 et 150 joueurs. Si vous considérez que 15 gars jouent au rugby, de nombreux étudiants n’ont pas un temps de jeu significatif pendant leurs deux premières années, voire, dans certains cas, aucun. Tant de joueurs potentiels finissent par abandonner le rugby à la fin de leurs études. De plus, même parmi les joueurs les plus prometteurs, il y a des jeunes qui ne voient pas vraiment d’avenir dans le rugby et qui abandonnent le jeu pour se spécialiser en médecine ou se rendre dans une université avec un meilleur dossier scolaire. Par ailleurs, les écoles secondaires ont très peu de chances de jouer. Au niveau secondaire, par exemple, tous les tournois sont joués selon le système d’élimination directe : dès que vous perdez une partie, vous êtes éliminé. Nous devrions probablement concevoir un système de championnats afin de donner à chaque école plus de chances de jouer. Quoi qu’il en soit, nous devons nous assurer de ne pas perdre tous les joueurs les plus talentueux.
Actuellement, sur les 30 joueurs de l’équipe nationale, environ un tiers d’entre eux sont nés à l’étranger, à commencer par le capitaine Michael Leitch. Dans le passé, le Japon a été largement critiqué pour cela, même si d’autres pays (Samoa, États-Unis, Italie, Australie, Nouvelle-Zélande, etc.) font exactement la même chose. Qu’en pensez-vous ?
T. K. : J’en ai pris l’habitude (rires). C’est un signe de l’évolution de notre époque, je suppose. Pour être franc, je comprends ces critiques. C’est quelque chose qui met les Japonais dans une position plutôt inconfortable. Cependant, beaucoup de ces joueurs nés à l’étranger se sont complètement assimilés à la société japonaise. Prenez le capitaine Leitch. Il agit comme un Japonais et parle la langue bien mieux que de nombreux locaux. En fin de compte, l’important est que tout le monde joue comme une équipe unie et représente le Japon de son mieux.
Quelles sont les chances du Japon pour la Coupe du monde de 2019 ?
T. K. : Le Japon fait partie du même groupe que l’Irlande, l’Écosse, les Samoa et la Russie. Tout le monde prend pour acquis que nous allons battre les Samoa et la Russie. Toutefois, comme seules les deux meilleures équipes pourront accéder aux quarts de finale, nous devons trouver un moyen de vaincre l’Irlande ou l’Écosse. L’entraîneur Joseph a récemment déclaré que le Japon était sur la bonne voie pour affronter avec succès au moins l’Ecosse, et je suis d’accord avec lui. Après tout, les résultats de nos clubs et de notre équipe nationale se sont régulièrement améliorés et, bien sûr, nous allons jouer devant nos supporters. Je suppose que beaucoup de gens ici seront déçus si nous ne parvenons pas à atteindre les quarts de finale.
Propos recueillis par Gianni Simone
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