Retournez-vous parfois en Corée ?
Y. : Une fois par an, nous allons sur la tombe de la famille. Turtle Island ne s’est jamais produit en Corée, mais j’y fais parfois quelques représentations acoustiques. C’est drôle parce que les gens parlent toujours de discrimination au Japon, mais les Zainichi le sont aussi en Corée.
Revenons à Turtle Island, plus qu’un groupe rock classique, il ressemble à un orchestre punk. Vous êtes plutôt nombreux.
Y. : En effet. Quand nous avons commencé, nous comptions 13-15 membres. À un moment donné, nous sommes montés jusqu’à 18. Aujourd’hui, nous ne sommes plus que neuf. Au début, nous étions tous des amis d’enfance qui avaient grandi dans le même quartier, fréquenté les mêmes écoles et joué ensemble tous les jours. Turtle Island a toujours été formé par un groupe d’amis très proches.
Vous en êtes néanmoins le leader.
Y. : Je n’aime pas trop cette expression. J’écris toutes les paroles, mais nous contribuons tous à la musique. Chacun de nous a un parcours différent, des goûts musicaux différents, et tout le monde est invité à proposer une idée de mélodie ou de chanson que nous développons ensuite collectivement. Donc, plus que son leader, vous pourriez dire que j’en suis le représentant et le porte-parole.
Ce n’est sans doute pas évident d’entretenir un tel groupe, notamment sur le plan financier.
Y. : En fait, à l’heure actuelle, sur les neuf membres actuels, seuls trois vivent de leur art – musique et autres activités créatives. Trois autres sont des musiciens à temps partiel et occupent divers emplois complémentaires. Les trois autres travaillent chez Toyota ou occupent un emploi de bureau.
De façon étonnante, votre festival de musique est gratuit. Comment faites-vous pour le préserver année après année?
Y. : Hashi no Shita est né en 2011 après la triple catastrophe liée au séisme du 11 mars. Comme beaucoup d’autres personnes, nous sommes allés dans le Tôhoku pour aider et nous avons participé à de nombreuses manifestations anti-nucléaires. Mais nous sommes arrivés à un point où nous avons pensé qu’au lieu de seulement nous plaindre du gouvernement, il valait mieux faire quelque chose de plus constructif. Nous avons donc créé ce festival de musique dans l’espace situé sous le pont où nous nous sommes réunis depuis le début pour jouer. Dès le début, nous ne voulions pas demander beaucoup de subventions. Mais bien sûr, organiser un tel événement exige beaucoup de moyens. Donc, pour être précis, le festival n’est pas totalement gratuit, mais “nagesen”, autrement dit chacun est libre de payer – de faire un don – selon son envie. Si vous n’avez pas d’argent, même 500 yens suffiront bien, et vous pourrez peut-être aider à nettoyer à la fin. Pour nous, il n’y a pas de différence entre les groupes sur scène et le public. Nous faisons tous partie de la même communauté d’esprit et vous êtes libre d’aider et de contribuer comme vous le souhaitez. C’est pourquoi on l’appelle “ongaku-sai”. Plus qu’un festival musical classique comme Fuji Rock ou Summer Sonic, notre événement se rapproche d’un matsuri (voir Zoom Japon n°52, juillet 2015), c’est-à-dire une fête locale traditionnelle, à laquelle participe tout le quartier. Fuji Rock est une entreprise. Nous, nous ne le faisons pas pour l’argent.
Est-ce pour cette raison que, pour de nombreux fans, Hashi no Shita est un événement particulier, unique en son genre ?
Y. : Bien sûr. Ce n’est pas simplement un festival de musique où des groupes montent sur scène, font leur truc et rentrent chez eux. Le matsuri lui-même dure trois jours, mais deux à trois semaines avant le début, nous rassemblons toutes sortes de matériaux provenant d’entreprises de construction et nous construisons une sorte de village fait de bric et de broc. Nous fabriquons même un char en bois, comme celui que vous pouvez voir dans les matsuri traditionnels du Japon. Au niveau du contenu, c’est un endroit où différentes cultures et modes de vie se rencontrent et où les gens sont libres d’essayer de nouvelles expériences. Pour nous, dans un sens, c’est une sorte d’expérience. Il y a beaucoup d’improvisation et nous ne délivrons aucun message ni réponse ou solution claires. C’est à vous de trouver votre propre chemin.
Même les paroles de vos chansons ne semblent pas être ouvertement politiques.
Y. : Je n’écris jamais de chansons ouvertement politiques. Nous avons évidemment nos opinions sur la société et la politique, mais je préfère chanter sur la vie, sur le sens de l’humanité. Tout est lié, bien sûr, mais je crois qu’aujourd’hui au Japon, plus que des slogans, il faut parler de questions plus fondamentales qui vont au-delà des idéologies. Les gens doivent décider, eux mêmes, ce qu’ils veulent faire de leur vie.
Je crois savoir que vous avez même votre propre source d’électricité.
Y. : Oui, c’est le seul festival au Japon qui fonctionne complètement à l’énergie solaire. Le système a été conçu par Personal Energy Kobe Japan, avec lequel nous collaborons depuis de nombreuses années. Il fournit toute l’électricité nécessaire au bon déroulement du festival, du système de sonorisation de scène à la zone de restauration. C’est en quelque sorte un membre à part entière du groupe. Il y a la guitare, la basse, la batterie et l’électricité. (rires)
Qu’est-ce que représente la culture du “Do It Yourself” pour vous ?
Y. : Comme je l’ai dit, mon entrée dans cette communauté s’est faite par le punk hardcore. La musique indépendante a donc toujours été ma principale référence. Mais quoi que vous fassiez, que ce soit de la musique, de l’art ou des zines, la seule chose qui compte est de garder un esprit indépendant et de trouver sa place dans le monde sans suivre passivement ce que la société traditionnelle vous dit de faire. Lorsque nous avons commencé Hashi no Shita, il y a sept ans, il s’agissait d’un petit projet et nous ne savions pas vraiment ce que nous faisions, mais depuis lors, la ville autour de nous a lentement évolué. De plus en plus de gens ont été touchés et se sont lancés dans de nouvelles aventures, en cherchant à être créatifs et à penser plus librement. Si nous avons pu faire quelque chose comme Hashi no Shita, tout le monde peut y arriver. En fin de compte, l’éthique du “Do It Yourself” ne consiste pas à faire quelque chose d’exceptionnel ou à se lancer dans une révolution. Il s’agit d’expérimenter et de trouver des modes de vie différents.
Propos recueillis par J. D.
Informations pratiques
Turtle Island dispose d’un site Internet à partir duquel il est possible de suivre ses activités. Il n’est malheureusement qu’en japonais, mais il est aisé de saisir les dates de concerts : www.turtleisland.jp