Les prostituées faisaient partie de leurs clients. “Je me souviens d’une nuit d’été en particulier où je vendais des sucettes glacées avec mes deux frères dans la rue qui traversait le quartier chaud. Nous avions une glacière et à côté un conteneur contenant des tickets de loterie faits à la main pliés en triangles. Sur un vêtement étalé sur le sol, nous avions placé des canards en celluloïd volés comme cadeaux. Nous avions hérité de cette affaire de l’ami de notre beau-père après que celui-ci soit tombé malade et soit devenu trop faible pour travailler.
Cette nuit-là, deux ou trois filles d’une maison close voisine sont venues acheter des sucettes glacées. L’une d’elles a tiré un billet gagnant. Elle était si heureuse qu’elle laissa échapper un cri de joie. J’étais fasciné par leur maquillage épais, leurs visages blancs couverts de poudre et leurs lèvres rouge vif. Elles étaient tellement belles à mes yeux. Eh bien, aucune autre fille n’a eu un tel effet sur moi à l’époque. Aussi ridicule que cela puisse paraître aujourd’hui, alors que j’étais enfant, je pensais honnêtement que, une fois adulte, je protégerais ces filles”, confie-t-il.
Parmi les voyous qui flânaient du côté deTateishi, un homme a fini par capturer l’imagination du jeune Tsuge. Il s’agissait d’un gars surnommé Keisei Sabu que l’on retrouve dans plusieurs de ses histoires. “En fait, ce Keisei Sabu dont j’ai dressé le portrait était davantage le fruit de mon imagination fertile”, raconte-t-il. “Bien que j’aie vécu à Tateishi pendant plus de dix ans, je ne l’ai revu que quelques fois. Je ne connaissais même pas son vrai nom. La deuxième fois, j’avais environ 13 ans. J’ai vu un type ivre puant qui traînait avec deux autres voyous dans la rue. Un propriétaire de magasin a dit que c’était Sabu, c’est le seul moyen pour moi de savoir que c’était bien lui. Eh bien, je pense que ce n’est pas si mal que je sache si peu de chose sur lui, car il était très probablement un vaurien. un de ces types qui prend de mauvaises décisions l’une après l’autre. Mais comme je ne savais pas grand chose de lui, j’étais libre d’imaginer ce que je voulais et de raconter n’importe quelle histoire à son sujet. De toute façon, les héros positifs ne m’ont jamais intéressé”, assure-t-il.
Bien que Tateishi soit un endroit assez déprimant, Tadao y avait recensé quatre ou cinq salles de cinéma. Entre sept et douze ans, il avait l’habitude de voir deux ou trois films par semaine. Non seulement il les aimait, mais ces lieux sombres étaient un refuge contre la violence domestique qu’il fuyait. “Mon premier souvenir cinématographique est probablement Muhômatsu no isshô [L’homme au pousse-pousse] en 1947 ou 48, quand j’avais environ six ans. Quelqu’un avait dû m’emmener le voir, mais j’ai oublié de qui il s’agissait. Quelques années plus tard, j’ai vu Kanashiki kuchibue [Triste sifflement] avec Misora Hibari. J’avais alors 12 ans. Mais pour être tout à fait honnête, j’étais fou de films étrangers, à commencer par tous les films de Johnny Weissmuller qui interprétait Tarzan. Toute la question était de savoir comment entrer dans ces cinémas sans payer parce que j’étais toujours sans le sou. Cependant, je connaissais quelques astuces. Par exemple, les enfants d’âge préscolaire étaient admis gratuitement lorsqu’ils étaient accompagnés par un adulte. Même en allant à l’école primaire, j’étais si petit que je pouvais passer pour un enfant plus jeune, alors j’entrais dans le cinéma juste derrière un inconnu, comme si j’étais son fils. Malheureusement, j’ai fini par grandir rendant impossible cette astuce. J’ai dû changer de tactique. J’ai commencé à me précipiter au cinéma en criant qu’il y avait une urgence à la maison et que je devais retrouver ma mère. Le caissier me laissait alors généralement entrer”, se souvient-il en souriant.
Après avoir terminé ses études secondaires, il a trouvé un emploi à la banque du sang locale, un endroit où les personnes ayant besoin d’argent venaient vendre leur propre sang. Pour Tsuge Tadao, ce lieu est devenu une autre source d’inspiration. “J’ai eu la chance de rencontrer beaucoup de gens comme Sabu”, explique-t-il. “Je n’avais qu’une quinzaine d’années, mais je comprenais leurs motivations. C’était comme si je pouvais voir à travers eux. En tant qu’enfant qui avait été battu tous les jours à la maison, je lisais bien le visage des gens. Chacun d’entre eux avait une histoire différente à raconter, un passé différent, mais ils partageaient tous les mêmes souvenirs de guerre. Juste en les écoutant parler, j’ai pu imaginer leur vie. Mes histoires, à cet égard, sont juste une accumulation de tous ces récits, filtrés à travers mon imagination. Raconter ces histoires était très amusant”, confie aujourd’hui le mangaka.
Il a finalement quitté Katsushika quand il s’est marié à 24 ans. “J’ai déménagé dans la ville de ma femme où nous vivions avec sa famille. J’ai alors travaillé dans leur entreprise, une quincaillerie, et j’ai vendu de l’essence. Mon existence était bien meilleure, mais je dois quand même remercier Tateishi de m’avoir inspiré.” G. S.
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