A la fin de la guerre du Pacifique, il a repris son travail chez Kôdansha, mais il a été la victime de la campagne de purge ordonnée par le quartier général des forces alliées (GHQ) basé au Japon. Avec la présence de son nom sur la liste des personnes interdites, il quitte Kôdansha et commence à travailler pour créer une nouvelle maison d’édition. Il fait appel à ses connaissances professionnelles et même à sa famille pour établir sa société chez lui. Sa femme est désignée comme responsable afin de permettre à l’activité de Katô de se développer sous le radar du GHQ. Ironiquement, il choisit le base-ball comme thème du nouveau magazine. Il ne connaissait absolument rien du sport américain, mais il estimait qu’un magazine sur ce thème avait des chances de réussir. Après tout, le GHQ faisait la promotion du base-ball comme activité physique saine. Comme l’avait déclaré le général de division William Marquat, “les Japonais aiment l’empereur et le base-ball, et nous utiliserons ces deux éléments pour les contrôler.” Et en effet, en 1946, alors que le pays était en ruines et que des millions de personnes n’avaient ni nourriture ni lieu de vie, le base-ball professionnel et la ligue intercollégiale de Tôkyô ont été autorisés à redémarrer.
Le général Marquat avait raison à propos de l’amour des Japonais pour le base-ball, ne serait-ce que parce que le divertissement sportif était l’une des très rares choses dont ils pouvaient se réjouir. Les deux plus grandes stars de l’époque étaient la première base des Yomiuri Giants, Kawakami Tetsuharu et le voltigeur des Tôkyô Flyers Ôshita Hiroshi. Le premier utilisait une batte rouge tandis que celle du second était peinte en bleu. Ils en faisaient bon usage, battant des records et remportant plusieurs titres de frappeurs. Les enfants les adoraient. Leur amour pour les deux stars était tel que lorsqu’ils allaient aux bains publics, une routine quotidienne à l’époque, ils voulaient tous utiliser les casiers numéro 16 et 3, respectivement le numéro de Kawakami et celui d’Ôshita.
De nos jours, la télévision et même Internet sont si omniprésents que nous considérons l’image comme un élément naturel de notre quotidien, mais à la fin des années 1940, lorsque le téléviseur n’en était qu’à ses balbutiements, la simple lecture d’un article de magazine ou un poème sur les exploits de ces joueurs avait le pouvoir d’enflammer l’imagination des gens. Yakyû Shônen s’est justement appuyé sur cet engouement national à l’égard du baseball.
Katô Ken’ichi n’avait jamais vu un match de base-ball de sa vie, mais il pensait qu’il fallait toujours essayer de nouvelles choses. Il n’a donc pas perdu de temps pour acquérir une éducation sportive. Le stade de Kôrakuen, celui des Yomiuri Giants, était situé près de sa maison-bureau à Hongô, dans le centre de Tôkyô. Il a commencé à emmener ses enfants y jouer. Là, il les harcelait avec des questions afin d’apprendre les règles complexes du base-ball.
Il était peut-être un néophyte en sport, mais il était tout de même un rédacteur en chef de première classe et savait comment attirer les meilleurs talents dans son magazine. Une des plus grandes personnalités médiatiques de l’époque s’appelait Shimura Seijun, célèbre commentateur des matchs de base-ball à la radio publique japonaise, la NHK. Katô Ken’ichi l’a convaincu de travailler pour Yakyû Shônen. Ses commentaires transformés en articles sont devenus l’un des principaux arguments de vente du magazine. Par ailleurs, le manager des Giants, Mihara Osamu, est devenu conseiller éditorial, se rendant souvent chez les Katô.
Yakyû Shônen a rapidement atteint un tirage de 400 000 exemplaires, un nombre stupéfiant compte tenu des circonstances et des moyens financiers limités avec lesquels il était produit. Une fois de plus, Katô Ken’ichi avait atteint le but qu’il s’était fixé depuis qu’il enseignait à Aomori et dans les magazines polycopiés qu’il autoproduisait : rendre les enfants heureux en publiant des articles de bonne qualité. Il avait parié sa vie et celle de sa famille (sa femme toujours compréhensive et ses sept enfants), réussissant ainsi un nouveau coup fracassant. Cependant, alors que le magazine enregistrait un énorme succès, Katô se montrait insatisfait. Divertir les masses était certes une bonne chose, mais pour lui, un magazine devait être un moyen puissant d’éduquer les gens. Au nom de ce principe, il ne pouvait se contenter de publier des histoires de base-ball et des photos d’athlètes vedettes. À cet égard, sa vision et sa philosophie éditoriale n’avaient pas changé depuis qu’il avait travaillé chez Kôdansha. Pour lui, Shônen Club restait la référence à laquelle il fallait comparer tous les autres magazines. Il en est rapidement arrivé à la conclusion qu’il voulait créer un titre similaire.
A l’époque, il avait déjà 51 ans, mais la situation financière précaire de sa famille était la dernière de ses préoccupations. Comme il l’a écrit dans ses notes, “dans le Japon actuel, les adultes vaincus par la guerre sont inutiles. Nous ne pouvons pas leur faire confiance pour reconstruire notre pays. Au lieu de cela, nos espoirs reposent sur nos enfants. Ce n’est qu’en les éduquant et en les inspirant que le Japon peut espérer rejoindre l’élite culturelle mondiale. Pour y parvenir, nous devons inculquer une fois de plus à nos enfants l’idée de la beauté : la beauté de l’art et la beauté de la science. Ce n’est qu’en aimant la beauté sous ses multiples formes que l’on peut développer un esprit fort et juste.”
Katô Ken’ichi a ainsi mis fin à Yakyû Shônen et s’est lancé dans une autre aventure. Le nouveau magazine, Manga Shônen, a fait ses débuts en décembre 1947, moins d’un an après le lancement de Yakyû Shônen. Il a continué sa publication jusqu’en 1955 pour un total de 101 numéros en huit ans.
Le nom du magazine, Manga Shônen, avait une double signification : d’un côté, les adolescents étaient son public cible ; de l’autre, des artistes en herbe de tout le pays ont été invités à envoyer leurs œuvres et les meilleures histoires ont été publiées dans le magazine. Ainsi, Katô Ken’ichi est devenu une sorte de père de nombreux jeunes artistes de mangas, et est née la légende de Tokiwasô, l’immeuble où vivaient beaucoup d’entre eux. Mais, comme on dit, c’est une autre histoire… G. S.
1 2