L’éclatement de la bulle financière a non seulement mis fin à la frénésie de construction extravagante, mais il a également mis en lumière l’ampleur des pratiques obscures en cours depuis des années dans le secteur de la construction. Cependant, elle n’a jamais mis fin aux mises en chantier. Elle a juste arrêté les constructions les plus farfelues. Les deux premières décennies du nouveau siècle ont plutôt permis d’améliorer la réputation des architectes japonais, dont plusieurs ont remporté le très convoité prix Pritzker, l’équivalent pour l’architecture du prix Nobel.
Tout au long du siècle précédent, un élément constant de ce cycle presque continu de destruction et de renaissance a été le contraste entre des bâtiments en constante évolution et un plan de rue presque immuable datant de l’époque pré-moderne et pré-industrielle. Il en résulte que les architectes doivent adapter leurs conceptions à des blocs aux formes étranges, ce qui donne souvent naissance à des structures triangulaires et autres formes bizarres, ou aux fameux bâtiments minces qui ont l’air presque bidimensionnels.
Construit à la fin des années de la bulle, le musée d’art contemporain Watari de Marion Botta est un exemple parfait de la manière dont les besoins du client et la vision de l’architecte se heurtent souvent à l’environnement dans lequel ils prévoient d’ériger leur bâtiment. Cependant, dans le cas du Watari-um (comme le musée est souvent appelé), les dommages causés par l’homme remontent à un événement plus récent, les Jeux olympiques de 1964 (voir Zoom Japon n°32, juillet 2013). Cet événement sportif a été précédé d’une période de planification mouvementée qui a donné lieu à de nombreuses décisions précipitées. Dans ce cas précis, une nouvelle route, la Gaien-nishi-dôri, a été percée pour relier Shinjuku et Shinagawa, coupant à travers de nombreux quartiers résidentiels sans tenir compte des rues étroites et des vieilles parcelles rectangulaires qui avaient survécu jusqu’à cette époque. Comme l’a écrit l’architecte dans la présentation de son projet, “Tôkyô exacerbe les contradictions des villes modernes”. Cela l’a obligé à trouver “une image forte et précise qui devait résister à la confusion et à la contradiction des langues, des styles et des formes présents dans la ville.”
Aujourd’hui, Tôkyô ressemble à une masse informe qui tente de contenir une communauté humaine en pleine expansion. Sa population avait atteint un million d’habitants en 1884. Irrésistiblement attirée par les possibilités apparemment infinies qu’offre la capitale, de plus en plus de gens y ont afflué. Trente ans plus tard, au moment du désastreux séisme, quatre millions de personnes y avaient élu domicile. En 1941, lorsque le Japon déclara la guerre aux Etats-Unis et à la Grande-Bretagne (voir Zoom Japon n°16, décembre 2011), la population avait déjà dépassé les sept millions d’habitants. La guerre du Pacifique a apporté la mort et la destruction, mais lorsque les Jeux olympiques de 1964 ont célébré le retour du pays sur la scène mondiale, Tôkyô comptait déjà plus de 10 millions d’âmes. Aujourd’hui, la métropole en recense 13 millions, et quelque deux millions de bâtiments sont serrés dans ses 23 arrondissements centraux où vivent neuf millions de Tokyoïtes.
La cité présente un éventail ahurissant d’architectures modernes qui a été presque entièrement bâtie au début du XXe siècle. Des styles et des échelles largement (et sauvagement) divergents se côtoient dans un fouillis confus de panneaux, de distributeurs automatiques (voir Zoom Japon n°27, février 2013) et de lignes électriques aériennes. Parfois, le choc visuel et sonore est insupportable. En particulier dans les quartiers commerçants, les rues contiennent tellement d’informations visuelles que l’environnement semble indéchiffrable.
Dans cette métropole en constante mutation, les bâtiments ont toujours été traités comme des objets jetables, facilement démolis ou remplacés, suivant la logique simple et directe de l’intérêt économique. Pourquoi gaspiller un terrain de premier ordre pour construire un magnifique immeuble de neuf ou – Dieu nous en préserve – trois étages, historiquement et culturellement important (par exemple l’ancien Hôtel impérial de Frank Lloyd Wright), alors que nous pouvons ériger un gratte-ciel de 20 ou 30 étages et vendre tous ces bureaux et ces logements à des entreprises, des magasins, des restaurants et des locataires.
Le concept de préservation culturelle est inconnu au Japon. De nombreux aspects de la culture locale – et pas seulement l’architecture – sont négligés, voire dénigrés par les Japonais jusqu’à ce qu’ils soient découverts et loués à l’étranger. C’est alors seulement que les locaux commencent à considérer leur propre culture avec des yeux différents. C’est ce qui est arrivé aux estampes lorsque le japonisme est devenu à la mode en France (voir Zoom Japon n°82, juillet 2018), et cela se produit chaque fois qu’un artiste ou un film connaît un succès en Europe ou aux Etats-Unis.
On peut dire la même chose de l’archivage. Les institutions publiques ont la mauvaise habitude de se débarrasser de tout objet qui, selon leur point de vue étroit, n’est pas jugé digne d’être conservé. Photos, documents, artefacts, etc. tout est perdu, à moins qu’une personne au sein de cette institution ne soit particulièrement dévouée à leur préservation pour le bien des générations futures. Dans le domaine de l’architecture, l’une des principales batailles qui se déroulent actuellement oppose les spéculateurs immobiliers et les préservateurs, ces derniers essayant désespérément de sauver un certain nombre de bâtiments importants.
Prenez la tour de la Nakagin Capsule Tower (voir Zoom Japon n°66, décembre 2016). Même aujourd’hui, cette haute pile de boîtes aux fenêtres rondes demeure impressionnante. Tout le monde n’aime pas, mais les goûts personnels mis à part, pendant de nombreuses années, cette création de feu Kurokawa Kishô a représenté l’un des rares projets du courant métaboliste qui a été réellement réalisé.