Pour Sheldon Garon, professeur à l’université de Princeton, les dirigeants ont perdu leur expertise de la société.
Face à la pandémie, le gouvernement japonais a réagi plus tardivement que la plupart de ses voisins asiatiques confrontés au même fléau. Un retard critiqué par la population. Pourtant, le pays est coutumier des catastrophes. Sheldon Garon, professeur à l’université de Princeton et auteur de nombreux ouvrages dont Molding Japanese Minds [Modeler les Japonais, Princeton University Press, 1997, inédit en français], analyse la situation au regard de l’histoire.
Peut-être plus que tout autre pays dans le monde, le Japon a été confronté dans le passé à des désastres importants comme le séisme de 1923 qui a détruit Tôkyô ou encore la Seconde Guerre mondiale dont il est sorti détruit à 80 %. Comment a-t-il réussi à sortir de ces phases critiques ?
Sheldon Garon : Depuis le début du XXe siècle, le gouvernement japonais a mis en œuvre un mode de gouvernance assez spécifique fondé entre autres sur une gestion sociale ou des campagnes de martelage moral. Et cela est toujours considéré par l’Etat et la société comme une bonne recette à appliquer en cas de crises comme celles que vous avez citées. Cela s’est appuyé sur sur un tissu d’organisations et cela n’a jamais été de la communication ou de la propagande. Il y a vraiment quelque chose de concret dans cette gestion de crise qui permet de toucher l’ensemble de la population. Dans la période d’avant-guerre et même après la défaite de 1945 jusque dans les années 1990, il existait un réseau très dense d’associations qui permettaient de faire circuler l’information et les mots d’ordre jusqu’aux plus bas niveaux de la société. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le maillage était tellement fin qu’il pouvait comprendre le plus petit pâté de maisons. Cette structure s’est imposée avec le temps comme une sorte de modèle sur lequel l’Etat a pris appui pour gérer les situations de crise et leurs conséquences. Ce fut le cas après le séisme de 1923 comme pendant la guerre où les comités de quartier géraient au plus près la défense passive, faisaient régner l’ordre quand une bonne partie des forces de police et des militaires étaient envoyés sur le front à l’étranger. Les organisations de voisinage assuraient l’essentiel de ces tâches.
Après la guerre, malgré certaines affirmations officielles selon lesquelles le système avait disparu, il s’est avéré qu’il avait bel et bien survécu. Malgré l’avènement de la démocratie, cette infrastructure a continué d’exister comme on a pu le constater avec le lancement de vastes campagnes d’économie. Il y a également eu des campagnes en faveur de ce qu’on a appelé la nouvelle vie pour améliorer le quotidien des Japonais ou la santé publique comme la lutte contre les moustiques ou les mouches, comme la nutrition des enfants ou leur vaccination. On peut également citer la lutte contre la criminalité et ces fameuses campagnes destinées à favoriser une certaine frugalité parmi la population. Donc ce système a survécu longtemps et il n’a pas tout à fait disparu aujourd’hui comme on a pu le constater après la triple catastrophe de 2011. Une grande campagne d’économie de l’électricité (setsuden) a été lancée même si elle ne s’est pas appuyée tout à fait sur les mêmes infrastructures que les mouvements du passé. Une grande partie de cette campagne s’est déroulée par le biais de la publicité, mais il y a eu aussi des relais au niveau local. Ce fut d’ailleurs un grand succès puisque le pays a réussi à économiser entre 20 et 25 % d’énergie dans un contexte où les centrales nucléaires avaient arrêté leur production d’électricité. La gestion sociale n’est donc pas morte.