En revanche, si l’on garde toujours un point de vue extérieur, 1970 apparaît avec moins de force comme un moment clé dans l’histoire contemporaine du pays. Et pourtant, pour de très nombreux Japonais, cette année-là représente bien un tournant, pas un de ces virages doux que l’on rencontre parfois sur une autoroute, mais une de ces épingles à cheveux dont on se souvient toute sa vie après l’avoir négociée au détour d’une route de montagne particulièrement ardue. En effet, 25 ans après la fin de la guerre, c’est un Japon nouveau qui s’impose à la population ou du moins les Japonais voient dans cette année-là comme l’amorce d’un changement radical dans leur existence. L’épithète “radical” pourrait sembler excessive, mais elle est loin de l’être.
Après tout, la décennie précédente s’était achevée dans la confusion avec l’assaut donné par la police, en janvier 1969, contre les étudiants qui occupaient l’auditorium Yasuda de l’université de Tôkyô. L’arrestation de quelque 600 jeunes, lors de cette opération, avait apparemment mis un terme à plusieurs années de contestation chez les étudiants japonais. Le retour au calme dans les facs ne devait pas signifier la fin du bouillonnement ni celle de la violence. Cette dernière se manifeste deux fois de manière criante en 1970. Au début du printemps, le détournement du Boeing 727 de la Japan Airlines vers Pyongyang, en Corée du Nord, fait entrer le Japon dans l’ère du terrorisme d’extrême gauche qui continuera à s’exprimer au cours des années suivantes. Quelques mois plus tard, le 25 novembre, Mishima Yukio, écrivain reconnu et militant nationaliste, se donne la mort de façon spectaculaire au quartier général des Forces d’autodéfense. Cette disparition ne manque pas de frapper les esprits car les motifs qui l’ont inspirée ne semblent vraiment plus en phase avec les aspirations des Japonais, et surtout des Japonaises.
Ce n’est pas ce genre de radicalité qui les intéresse. Ils sont plutôt à l’affût d’une forme de liberté plus radicale, c’est-à-dire qui va leur permettre de s’exprimer davantage en tant qu’individus. Après s’être investi de manière collective, pendant un quart de siècle, dans la reconstruction du pays, il y a comme une envie de changement et de découverte. Celle-ci s’exprime à la fin du mois de mars 1970 par la naissance du magazine An An qui va faire l’effet d’une véritable révolution dans l’univers de la presse (voir pp. 6-8). S’adressant avant tout à un public de jeunes femmes, le bimensuel choisit d’aborder la mode, les sorties, les voyages et le plaisir sous toutes ses formes d’une façon inédite et dans un cadre graphique qui s’affranchit de nombreuses règles en vigueur dans la plupart d’autres revues.
Il est intéressant de souligner que c’est une publication à destination d’un public féminin qui donne le La de ce Japon nouveau dont les Japonais rêvent. Il apparaît alors que s’ouvre à Suita, dans la banlieue d’Ôsaka, l’Exposition universelle. Sur le thème “Progrès et harmonie pour l’humanité”, elle exprime elle aussi une volonté de se projeter dans un monde nouveau. Plus de 64 millions de personnes la visitent au cours des 183 jours d’ouverture au public. La Tour du soleil signée Okamoto Tarô, qui en est le symbole, s’inscrit également dans cette quête de nouveauté qui anime les Japonais. Dans ce contexte, An An met en lumière le rôle important joué par les femmes. Autant les hommes sont happés par l’entreprise pour en faire de “bons petits soldats” au service du pays, autant les femmes sont en position de prendre du recul voire une certaine indépendance à l’égard d’un système dans lequel elles ne se reconnaissent pas.
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