Menacées par la crise sanitaire, les salles indépendantes ont besoin d’être sauvées pour préserver le cinéma nippon.
Au Japon, où tout ce qui est petit et compact est beau, on les appelle “mini théâtres”. Il s’agit de salles de cinéma indépendantes dont la taille et la capacité d’accueil sont plus réduites (généralement 200 personnes ou moins) que les complexes cinématographiques. Elles existent depuis de nombreuses années et ont historiquement contribué à soutenir et à nourrir les films d’art et d’essai étrangers ainsi que les films indépendants japonais.
Nées au milieu des années 1970, ces salles ont connu une croissance spectaculaire au cours de la décennie suivante et ont continué à prospérer malgré la concurrence des multiplexes. “Le premier complexe cinématographique au Japon a été ouvert à Ebina en 1993 par Warner Mycal et a été rapidement suivi par d’autres établissements”, explique Mark Schilling, critique et spécialiste du cinéma japonais. “Cependant, les petites salles de cinéma ont mieux résisté que prévu à l’essor des multiplexes. La raison principale étant qu’ils servaient des publics très différents. Les multiplexes proposent principalement des films commerciaux japonais et des superproductions hollywoodiennes, tandis que les cinémas plus modestes se concentrent sur les films indépendants japonais et les films d’art et d’essai étrangers. Le marché des films d’art et d’essai étrangers ayant décliné au cours des deux dernières décennies, les films indépendants japonais ont pris en grande partie le relais. Le nombre de sorties de films japonais est passé de 282 en 2000 à 687 en 2019, et la majeure partie de cette augmentation est liée aux films indépendants”, ajoute-t-il.
Malgré ces données apparemment encourageantes, force est de reconnaître que les 20 dernières années n’ont guère été favorables au modèle commercial des salles indépendantes. Si les multiplexes sont désormais la norme dans tout le pays, la baisse des audiences et les coûts d’exploitation prohibitifs ont obligé de nombreux petits cinémas à mettre la clé sous la porte, surtout dans les petites villes, et même dans les grandes métropoles comme Tôkyô et Ôsaka, les petites salles disparaissent les unes après les autres.
“Actuellement, sur un total de 600 cinémas, on recense 240 cinémas de ce genre dans l’Archipel”, confirme le réalisateur Funahashi Atsushi (voir Zoom Japon n°26, décembre 2012). “Cela représente 40 % de l’ensemble des salles de cinéma du pays. Cependant, si l’on considère le nombre d’écrans, les salles indépendantes ne représentent plus que 12 % du total car chacun d’elles n’a qu’un ou deux écrans alors que dans le cas des multiplexes, on peut trouver jusqu’à dix écrans sous un même toit”. En effet, en 2019, selon les données de l’Association des producteurs de films du Japon, les multiplexes possèdent 3 165 écrans sur 3 583 existant. Comme si cela ne suffisait pas, la crise de la COVID-19 a porté un coup dur au marché indépendant, incitant de nombreuses personnes à venir à sa rescousse par le biais d’une série d’initiatives et de campagnes de financement participatif.
Alors que l’histoire des salles indépendantes a officiellement commencé au milieu des années 1970, l’idée de distribuer et de montrer des films d’art et d’essai a été conçue au cours de la décennie précédente, en particulier par l’Art Theatre Guild (ATG), une société de distribution de films fondée en 1961 pour distribuer des films européens au Japon. Elle a ensuite produit des œuvres de réalisateurs japonais. Sa principale salle, l’Art Theater Shinjuku Bunka, était un petit cinéma sombre où toute forme de publicité tape-à-l’œil était bannie. Son directeur Kuzui Kinshirô prenait les films au sérieux, et le public ne pouvait pas aller et venir pendant un spectacle comme dans les autres salles. En 1967, il a fait construire un cinéma encore plus petit dans le sous-sol du même bâtiment afin de montrer des films d’avant-garde, tournés notamment en 8 mm et 16 mm. Il s’agit du Sasori-za dont le premier film projeté fut Gingakei [Galaxie, 1967] d’Adachi Masao (voir Zoom Japon n°79, avril 2018).
Le Shinjuku Bunka et le Sasori-za ont été les prototypes de tous les petits cinémas d’art et d’essai qui ont vu le jour par la suite. Si le modèle de distribution de l’ATG et sa mission d’éduquer les spectateurs n’étaient pas conventionnels, ils ont trouvé un public avide d’un autre type de culture cinématographique. C’est grâce à l’ATG que les spectateurs japonais ont eu la chance de voir des œuvres telles que Umberto D. (1952) de Vittorio De Sica, L’Année dernière à Marienbad (1961) d’Alain Resnais ou encore Les Fraises sauvages (Smultronstället, 1957) et Le Septième Sceau (Det Sjunde inseglet, 1957) d’Ingmar Bergman.
Dix ans plus tard, un nouveau projet de distribution de films baptisé Equipe de cinéma a été lancé, en 1974, par Takano Etsuko et Kawakita Kashiko. Cette dernière, conservatrice de films et membre de l’ATG, connue à l’étranger sous le nom de “Madame Kawakita”, avait été la première à importer des films étrangers au Japon par le biais de Tôwa Shôji, une petite société fondée avec son mari. Plus tard, elle a créé la Nihon Âto Shiatâ Undô no Kai (Japan Art Theatre Movement Party) dans le but de créer des théâtres qui présenteraient des films d’art et d’essai.
Quant à Takano Etsuko, elle a été directrice générale de l’Iwanami Hall, une salle polyvalente construite par Iwanami Shoten, l’une des plus grandes maisons d’édition du Japon. Les deux femmes ont transformé la salle en cinéma et ont commencé à présenter des films étrangers de pays peu connus comme la Bulgarie, la Pologne, le Chili et Chypre. Dans le deuxième numéro de leur bulletin d’information, Equipe de cinéma (1974), elles déclarent que “notre mission première est de découvrir des chefs-d’œuvre cachés et de les montrer au public, et de mettre en lumière les pays où le cinéma est présent, et plus particulièrement les nouveaux et puissants réalisateurs du tiers monde”.
Dans la foulée de l’Iwanami Hall, les salles indépendantes se sont multipliées et ont gagné en popularité grâce à une nouvelle approche privilégiant les films dont les thèmes sociaux étaient autrefois considérés comme inappropriés pour la distribution et les œuvres de réalisateurs inconnus. Alors que certaines d’entre elles se concentraient sur les films d’art et d’essai étrangers, d’autres ont pris l’initiative de sortir des films d’avant-garde de réalisateurs japonais peu connus, ce qui a favorisé le renouveau de la production cinématographique nationale de qualité.
Entre autres choses, elles ont introduit une nouvelle façon de faire connaître leur programmation. Les petites salles de cinéma produisaient leurs propres prospectus, programmes et bulletins d’information pour les membres du cinéma. Ces brochures colorées étaient pleines d’informations et de photographies et s’adressaient aux cinéphiles qui constituaient la majorité de leur clientèle.
Toutefois, l’émergence et la prolifération des multiplexes ont saturé le marché et affaibli la capacité des cinémas indépendants à attirer les spectateurs. L’évolution de la démographie et des habitudes de visionnage du public, associée à la diversification des médias et des fournisseurs de contenu (par exemple, la vidéo à la demande), a entraîné la fermeture de nombreuses salles.
“Contrairement à des pays comme la France et la Corée du Sud, de nombreuses activités culturelles, y compris les cinémas indépendants, ne sont pas protégées par le gouvernement”, regrette Funahashi Atsushi. “Le principal problème étant que jusqu’à présent, personne n’a donné une définition claire de ce qu’est un cinéma d’art et d’essai. En Corée, par exemple, il existe un organisme public qui réglemente ces choses, et tous ces cinémas qui peuvent prouver que les deux tiers des films qu’ils projettent chaque année sont des films d’art et d’essai, peuvent bénéficier d’une aide financière. Donc, lorsque nous avons commencé à faire pression sur le gouvernement par le biais de notre campagne “Save the Cinema” (https://savethecinema.org), nous avons dû trouver une définition qui distingue les petites salles des multiplexes. Nous avons dû montrer que les cinémas indépendants font des choses que les cinémas commerciaux ne font pas, comme organiser des rétrospectives et des festivals consacrés à des réalisateurs particuliers. Ces initiatives peuvent être comparées à ce que font des musées et des galeries d’art, et ne rapportent pas nécessairement d’argent. En effet, elles finissent parfois par en perdre”.
La réaction extrêmement positive à l’égard de cette campagne montre que les gens apprécient l’approche des salles indépendantes. “En fait, lorsque nous avons commencé à demander une aide financière, nous avons reçu plusieurs commentaires négatifs de personnes qui pensaient que les gens du cinéma n’étaient pas les seuls à souffrir”, confie le cinéaste. “Elles remettaient en question notre démarche, considérant que beaucoup d’autres entreprises connaissaient les mêmes problèmes. Nous nous sommes donc réunis et avons décidé de coordonner nos actions pour faire passer notre message : la musique, le cinéma et le théâtre sont des biens culturels importants et nous devons sauver ces lieux parce que ce qu’ils font a une valeur publique : très simplement, les gens ont besoin de culture”.
Mark Schilling est d’accord pour dire que les cinémas indépendants sont vitaux pour l’industrie cinématographique japonaise. “Sans eux, la plupart des cinéastes d’ici, y compris ceux dont les films sont présentés à Cannes et dans d’autres grands festivals, ne pourraient pas sortir leurs films. S’ils disparaissaient, nous reviendrions aux années 1950, lorsque le marché du film japonais ne comprenait que les six grands studios. La situation serait même pire, car les anciens studios soutenaient les jeunes tal
ents d’une manière que les studios actuels ne peuvent pas faire”, explique-t-il.
Funahashi Atsushi souligne un fait intéressant qui met encore plus en évidence le rôle crucial joué par ces salles dans le marché actuel du cinéma. “Selon les données de l’année dernière, environ la moitié des films qui sont sortis dans l’Archipel n’ont été projetés que dans les cinémas indépendants. Il s’agit de documentaires, de films indépendants et à petit budget et d’autres titres qui ne sont pas considérés comme suffisamment commerciaux pour plaire au grand public. En d’autres termes, ils constituent un créneau important pour toutes sortes de films de qualité qui, autrement, ne pourraient pas être vus par les amateurs de cinéma au Japon. Si vous considérez cela du point de vue des créateurs, de nombreux réalisateurs, dont moi-même, n’auraient nulle part où montrer leurs propres œuvres.
Des réalisateurs primés et de renommée internationale, comme Fukada Kôji et Hamaguchi Ryûsuke (voir Zoom Japon n°80, mai 2018) pour ne citer que quelques noms à l’origine de la campagne de soutien aux salles indépendantes, leur doivent beaucoup. C’est grâce à ces salles que nous avons pu poursuivre nos projets et grandir en tant que créateurs. Aujourd’hui, elles sont confrontées à une dure bataille pour leur survie. Quatre cinémas ont déjà fermé à cause de la pandémie, et d’autres pourraient suivre dans un avenir proche. C’est pourquoi le moment est venu de leur montrer notre reconnaissance. Il ne s’agit pas seulement de nous. Nous devons faire en sorte qu’elles survivent pour que nos enfants puissent profiter d’une culture cinématographique plus diversifiée.”
Gianni Simone