L’architecte japonais défend une approche de son travail plus en phase avec notre environnement.
L’architecte de renommée internationale Kuma Kengo est très demandé ces jours-ci. Outre la conception de bâtiments de premier plan au Japon tels que le nouveau stade olympique de Tôkyô et le musée d’art Hiroshige, l’agence Kuma, qui compte 300 personnes réparties entre Tôkyô, Pékin, Shanghai et Paris, est à l’origine de la Cité des arts de Besançon, du FRAC de Marseille, du conservatoire de musique d’Aix-en-Provence ou encore du V&A Dundee en Écosse. Zoom Japon lui a rendu visite dans son bureau de Tôkyô pour parler de sa philosophie architecturale.
Parlez-nous de L’Architecture naturelle (Shizenna kenchiku, trad. par Catherine Cadou et Chizuko Kawarada, Arléa, 15 €) et pourquoi l’avez-vous écrit ?
Kuma Kengo : Le livre est divisé en huit chapitres dans chacun desquels je me concentre sur un projet et un matériau différent. C’est à la fois une histoire subjective de l’architecture, un manuel d’application pratique et une réflexion sur le sens de l’architecture. Le paysage urbain d’aujourd’hui est fait de grandes boîtes en acier et en béton. Pourtant, ces matériaux ne sont utilisés que depuis une centaine d’années. En fait, ce sont les matériaux caractéristiques du XXe siècle. Je pense que nous devrions ramener l’architecture dans le passé. Les villes faites d’acier et de béton ne sont pas bonnes pour les gens. Un retour aux matériaux naturels améliorerait à la fois notre santé mentale – nos âmes – et l’économie. J’ai donc écrit ce livre, en 2008, pour montrer comment l’architecture peut coexister avec la nature, comment nous pouvons réussir le mariage entre l’architecture et le lieu.
C’est donc ce que vous voulez dire lorsque vous affirmez que “l’architecture doit faire partie de la nature” ?
K. K. : Oui, il suffit d’observer la vie animale pour constater que leurs espaces de vie se fondent naturellement dans leur environnement, ils font partie de la nature. Les oiseaux, par exemple, font leur nid dans les arbres. Nous sommes aussi des êtres vivants, mais nous avons tendance à séparer nos maisons de l’environnement qui les entoure. Je pense que c’est une erreur de notre part. Nous devrions considérer l’architecture comme une partie de la nature et essayer de vivre en communion avec elle, et non en opposition.
En parlant de matériaux naturels, ces dernières années, l’activité de Kuma Kengo & Associates a été liée à l’utilisation du bois. Cependant, le studio de Kuma a expérimenté de nombreux matériaux différents, y compris les textiles.
K. K. : J’aime les matériaux souples. Même le bois est plutôt doux et souple par rapport au béton. Par exemple, si vous tombez sur un sol en béton, vous pouvez vous blesser gravement, mais un sol en bois est plus indulgent, plus “convivial”. Il est également plus chaud et plus agréable au toucher. A cet égard, les textiles sont encore plus doux et plus agréables. C’est pourquoi j’aime travailler avec eux. Un bon exemple de la façon dont nous pouvons utiliser les textiles en architecture est la nouvelle gare de Takanawa Gateway à Tôkyô (voir Zoom Japon n°100, mai 2020), où un cadre mixte fait d’acier et de bois supporte une membrane textile. Dans notre agence, nous avons maintenant un membre du personnel qui se spécialise dans les textiles. Après une spécialisation en architecture, elle a étudié les tissus auprès de la designer textile néerlandaise Petra Breese, et elle est désormais en charge du développement des matériaux textiles dans notre bureau.
Cependant, le textile, par sa nature même, connaît des problèmes de durabilité et ne semble pas être le matériau idéal pour l’architecture.
K. K. : C’est vrai. Ses performances peuvent également être fortement affectées dans un environnement venteux. Mais la technologie a permis de fabriquer des types de textiles plus solides et plus résistants, et une fois que nous aurons amélioré le contrôle de l’air, nous pourrons utiliser les tissus de manière très créative. Le matériau que nous utilisons est en fait très solide. Le grand avantage du textile par rapport aux autres matériaux est son pouvoir relaxant et apaisant. Quand on y pense, les êtres humains ont utilisé des vêtements avant de construire des habitats, et se sont protégés avec des tissus. En ce sens, les tissus remontent très loin dans notre vie primitive. C’est le tissu, plutôt que l’architecture, qui protège les gens mentalement.
Parlez-nous de l’importance du “ma” et des espaces de transition dans vos projets.
K. K. : Les modernistes ont divisé la vie humaine en différents environnements ayant des fonctions différentes, mais lorsque nous menons notre vie quotidienne, ces divisions n’ont aucun sens. La vie humaine est dans un état de flux constant. C’est pourquoi j’emprunte une autre direction et j’essaie d’intégrer tous ces lieux et fonctions.
Le ma est un “espace-lien” qui vous met en contact direct avec votre environnement. L’architecture japonaise traditionnelle ne fait aucune distinction entre l’intérieur et l’extérieur. Au lieu de murs fixes et épais qui séparent les gens de leur environnement naturel, les maisons traditionnelles comportent de nombreux “espaces de transition”. Par exemple, nous avons des portes coulissantes qui s’ouvrent sur un jardin et laissent le vent souffler dans la maison. Ensuite, il y a l’engawa, ce couloir ouvert, qui, selon la disposition des portes coulissantes, peut se trouver à l’extérieur ou à l’intérieur de la maison. Les maisons actuelles sont des boîtes qui ne permettent pas le type de contact direct avec la nature que les espaces de transition d’antan rendaient possible.
Lorsque cela est possible, j’essaie toujours d’inclure ces espaces de transition. Prenez, par exemple, la Cité des arts et de la culture de Besançon que nous avons construite au bord du Doubs. Nous avons dû travailler avec des structures existantes, à savoir un entrepôt en briques des années 1930 et le bastion pentagonal du XVIIe siècle de la citadelle Vauban. Nous ne voulions pas créer une simple boîte comme celles qui ont proliféré dans les années 1980. Au lieu de cela, nous avons proposé de relier les bâtiments existants avec un toit posé comme une fine feuille d’arbre, au magnifique bord de la rivière, donnant ainsi une unité à un site caractérisé par des éléments hétérogènes. Plus important encore, nous avons créé un espace spécial sous le toit où le vent de la rivière peut souffler et passer.
Un autre projet où nous avons pu appliquer la même technique est le V&A Dundee, sur le front de mer de la ville écossaise. Nous avons ouvert une “grotte” au centre du bâtiment pour relier la belle nature de la rivière Tay à Union Street, l’axe qui traverse la ville de Dundee. Ce trou a permis d’étendre les activités de la ville jusqu’au front de mer, et la rivière a désormais retrouvé son rôle de promenade. L’utilisation d’un vide pour renforcer le lien entre la nature et les gens est en fait une idée que l’on retrouve déjà dans les sanctuaires shintoïstes où le torii fait office de porte d’entrée du sanctuaire.
“Ma” est un concept typiquement japonais. Quelle est l’influence de l’architecture traditionnelle japonaise sur votre travail ?
K. K. : J’ai grandi dans une maison traditionnelle japonaise. J’avais l’habitude de dormir sur un sol en tatami, enveloppé par l’odeur de la paille et celle des murs en argile. On peut donc dire que la tradition japonaise n’est pas un style architectural pour moi, mais elle existe en moi. Par le passé, cette architecture ne m’attirait guère. Elle “sentait le vieux”, comme on dit au Japon. Puis, dans les années 1990, la bulle économique a éclaté et les investissements dans les projets architecturaux des grandes villes se sont soudainement taris. Je me suis donc tourné vers les petites villes et la campagne et j’ai redécouvert le charme de la tradition. C’est à ce moment-là que j’ai compris que le passé était le nouveau futur et que je devais changer mon approche dans cette direction.
Dans la philosophie asiatique, l’homme est éclipsé par la majesté de la nature alors qu’en Occident, l’homme est maître de la nature et la modifie à sa guise. Je trouve que ce manque de respect à son égard est ce qui a conduit le monde à la situation actuelle. Nous devons changer notre approche si nous voulons survivre sur cette planète.
Le Stade national est un hybride de bois et d’acier. Dans le futur, sera-t-il possible de construire des structures entièrement en bois ?
K. K. : Bien sûr. La technologie change la façon dont nous construisons les bâtiments. Actuellement, le matériau de construction dont on parle le plus est le CLT (cross-laminated timber), qui est fabriqué en stratifiant des couches de bois coupées à partir d’une seule grume. En collant les couches de bois à angle droit, le panneau est capable d’obtenir une meilleure rigidité structurelle dans les deux sens. L’utilisation du CLT a permis de construire des bâtiments de taille moyenne en bois. Toutefois, un problème subsiste en termes de coût. Lorsque le CLT deviendra plus populaire, le coût diminuera naturellement, et je pense que les bâtiments en bois seront construits avec le même budget que les structures en acier.
En outre, nous pouvons désormais utiliser de nouvelles sortes de bois qui résistent au feu.
Que pensez-vous des Jeux olympiques ?
K. K. : C’est une question complexe à laquelle il n’y a pas de réponse facile. Cependant, en ce qui concerne le stade, le plus drôle est que nous avons conçu des sièges qui, même lorsqu’il y a peu de monde, donnent l’impression que l’endroit est bondé. Le projet, bien sûr, a été achevé avant la pandémie de COVID-19, ce n’était donc qu’une décision fortuite de ma part. Le fait est que je n’aime pas les stades où tous les sièges sont de la même couleur. J’ai donc opté pour des sièges multicolores, et ils donnent vraiment l’impression que des gens sont assis même là où il n’y a en fait personne. A cet égard, même s’ils décident de limiter les entrées pour des raisons sanitaires, l’endroit ne devrait pas avoir l’air vide.
Comment jugez-vous Tôkyô d’un point de vue architectural et en tant que cadre de vie ?
K. K. : Tout d’abord, c’est parce que j’ai grandi à Tôkyô que je suis devenu architecte. Les premiers Jeux olympiques de Tôkyô ont eu lieu en 1964, j’avais alors dix ans. Un jour, mon père m’a emmené voir le Gymnase olympique de Yoyogi conçu par Tange Kenzô (voir Zoom Japon n°33, septembre 2013). Il aimait beaucoup son design. C’est un chef-d’œuvre, structurellement très difficile à réaliser. Le toit est suspendu entre deux colonnes de béton. Un gros câble les relie, et il est magnifiquement incurvé. Il s’agit d’une solution très fonctionnelle qui crée, en même temps, une forme magnifique. L’extérieur est beau, et j’ai été frappé par son intérieur, avec son haut plafond et la lumière naturelle qui semblait venir directement du ciel et se refléter sur la surface de l’eau. Un plongeur américain a dit qu’il avait l’impression d’être au paradis. Avant de visiter le gymnase de Tange, j’envisageais de devenir vétérinaire parce que j’aimais beaucoup les chats, mais quand j’ai réalisé qu’il y avait des gens qui faisaient des bâtiments, j’ai changé d’avis pour être architecte.
On dit que Tôkyô est une ville laide, chaotique, sans plan d’urbanisme défini. C’est peut-être parce que j’ai grandi ici, mais j’aime bien son côté aléatoire. Par exemple, si l’on compare Tôkyô et Yokohama où je suis né – en particulier leurs centres-villes – je préfère Tôkyô. Yokohama, en comparaison, ressemble davantage à une copie d’une ville occidentale, et je ne trouve pas cela particulièrement attirant. A Yokohama, je préfère de loin le chaos de son quartier chinois. Quand j’étais petit, j’y allais souvent avec ma famille. Puis, de là, nous montions la colline de Motomachi. C’est la partie de Yokohama que je préfère encore.
A Tôkyô, bien sûr, il y a des quartiers que j’aime et d’autres que je déteste. Par exemple, j’aime les petites rues sinueuses et les pentes à Kagurazaka, où je vis. J’aime les ruelles où les gens mettent des pots de fleurs devant leur porte. En revanche, je n’aime pas les zones de bureaux et de commerces et ces larges avenues dépourvues de caractère. Trop de bâtiments en béton sont construits dans les villes japonaises à des fins purement commerciales. A mon avis, cela a détruit les villes au cours des 60 dernières années et je souhaiterais ne pas poursuivre dans cette direction.
A l’avenir, j’aimerais que les villes soient plus vertes et qu’il y ait moins de voitures. Les cités sont faites pour être parcourues et explorées. La population du Japon diminue progressivement et vieillit, et selon les médias, les accidents de la route sont de plus en plus souvent causés par des personnes âgées. Je pense qu’elles devraient ranger leurs voitures et se contenter de marcher.
Mais au bout du compte, vivre en ville peut être très stressant. Même si j’aime Tôkyô, j’ai besoin de quitter la ville de temps en temps pour recharger mes batteries. J’ai l’habitude de passer le week-end dans ma villa à Kiyosato, station balnéaire de la préfecture de Yamanashi, et d’y être entouré par la nature. En ce moment, je travaille sur des projets à Hokkaidô et à Okinawa, et c’est une autre bonne excuse pour changer d’air et m’éloigner de la foule déchaînée.
Comment avez-vous travaillé sur le projet de la gare de Takanawa Gateway, à Tôkyô ? Que vouliez-vous exprimer avec ce projet ?
K. K. : Ce n’est pas le premier projet ferroviaire sur lequel je travaille. Auparavant, j’avais déjà construit une gare en bois, et Takanawa Gateway m’a donné l’occasion de reproduire cette approche à plus grande échelle dans la capitale. Encore une fois, au risque de me répéter, je pense que les gares ferroviaires ne devraient pas être des environnements clos isolés du reste de la ville. Le modèle japonais typique est une gare avec des portes de guichet qui deviennent de facto des barrières séparant ce qui est à l’intérieur et ce qui est à l’extérieur. En comparaison, de nombreuses gares européennes sont plus ouvertes et accueillantes ; les gens peuvent entrer et sortir librement. A l’avenir, avec l’aide des technologies de l’information, les gares japonaises pourront devenir des lieux aussi ouverts. J’irai même jusqu’à dire qu’elles pourraient devenir les lieux les plus amusants des villes japonaises.
Comment voyez-vous l’avenir de l’architecture ?
K. K. : Au XXe siècle, l’architecture était considérée comme un produit industriel, quelque chose qui ne pouvait être créé qu’à l’aide d’énormes machines. Aujourd’hui, je pense que l’on assiste à un retour progressif à l’artisanat et à des maisons plus petites et plus faciles à gérer. Le temps viendra où les gens construiront à nouveau leurs propres maisons et jardins. Dans le passé, beaucoup de gens, même à Tôkyô et dans d’autres grandes villes, s’occupaient de leurs propres petits jardins. Malheureusement, beaucoup ont abandonné cette habitude saine, ce qui, en retour – la perte du contact direct avec la nature – a été une source de stress.
Le design devrait avoir un lien avec la société. Je veux dire que la responsabilité sociale est une partie importante du design. Au XXe siècle, le rôle de l’architecte était de concevoir de beaux objets. Si un bâtiment attirait l’attention des gens, c’était un succès. Mais aujourd’hui, nous vivons dans une société très compliquée, et économiquement, ce n’est pas une période facile. Les gens regardent donc l’architecture avec des yeux différents. Par exemple, ce bâtiment est-il vraiment utile ou nécessaire pour la communauté ? L’architecte doit donc endosser la responsabilité de répondre à ce type de questions.
Propos recueillis par Gianni Simone