Dix ans après la catastrophe de Fukushima, la ville voisine de la centrale accidentée fait semblant de revivre.
A Futaba, il n’y a aucun habitant. Pourtant cette ville au cœur de la zone interdite, à 3 km de la centrale de Fukushima Daiichi est desservie depuis l’an dernier par une ligne de train directe depuis Tôkyô. Par la fenêtre du super express, j’observe le paysage qui a drastiquement changé depuis dix ans. Le stade de football de J-village qui hébergeait 8 000 travailleurs nucléaires a été rénové en prévision des Jeux olympiques de Tôkyô de 2020 (reportés à 2021 et dont on évoque encore l’annulation en raison de la crise sanitaire), les gigantesques chantiers de décontamination des sols ont fait place à des centres commerciaux et des hôtels. L’ancien périmètre interdit de 30 km autour de la centrale a pratiquement disparu. Mais à l’approche de Futaba, mon compteur Geiger commence à frémir. La radioactivité dans le train grimpe à 2,3 microsieverts par heure (μSv/h), soit dix fois le taux des normes admises par les autorités de sécurité japonaises. Puis chute alors que le train entre en gare. Je descends sur le quai flambant neuf. Entièrement automatisée, la nouvelle gare de Futaba affiche une radioactivité dans l’air légèrement supérieure à Tôkyô (0.079 μSv) et invite le visiteur à consulter le zonage des huit villages du district de Futaba. Ils sont classés selon leur seuil de rayonnement sur une tablette en plusieurs langues.
Décontaminé pour accueillir le passage du relais de la flamme olympique (voir p. 6), le centre-ville de Futaba a officiellement rouvert au public en mars de l’année dernière et offre à première vue une impression de renouveau. A l’ouest de la gare, un chantier de décontamination rempli de sacs de terre noirs indique avec des panneaux colorés : “Zone d’habitation en construction, commençons à bâtir l’avenir de Futaba !”. A l’est, une route rutilante à deux voies fait le tour d’une grande rotonde flanquée d’un arrêt de bus désert.
Accolés à la gare, un futur bureau d’information et un café font face à de grandes fresques colorées peintes sur plusieurs murs par le collectif Futaba art district (voir pp. 8-9). Mais derrière ces façades tape-à-l’œil, s’étend la ville fantôme. Maisons aux toits fracassés, magasins aux étalages sans dessus-dessous, salons de coiffure mangés par la végétation, parking de voitures abandonnées s’alignent le long des rues dont seules l’asphalte a été refait. Par les fenêtres, on aperçoit des photos, des livres, du linge qui sèche, des horloges qui affichent l’heure où le séisme a frappé. La ville entière derrière la gare de Futaba est scellée dans le silence du 11 mars 2011. Ce jour, le tsunami a dévasté la côte du Tôhoku, le Nord-Est de l’Archipel, tandis que le système de refroidissement de la centrale nucléaire tombait en panne. L’explosion du bâtiment du réacteur 1 a conduit à l’évacuation des 7 100 habitants de Futaba qui pensaient revenir chez eux quelques jours plus tard. Ils ont laissé toutes leurs affaires derrière eux, mais ils ne sont jamais revenus. Deux autres explosions des réacteurs situés à seulement quelques kilomètres du village ont contaminé très fortement les sols. La ville a été fermée pendant dix ans, la population étant autorisée à revenir quelques heures par jour. Aujourd’hui encore, seul le cimetière au milieu d’un terrain vague porte l’empreinte du passage récent des habitants venus déposer des gerbes de fleurs sur le caveau de leurs ancêtres.
Pour rencontrer une âme qui vive à Futaba, il faut emprunter la navette gratuite depuis la gare pour aller du côté de la “zone de revitalisation” à 5 km sur le bord de mer. Le chauffeur de bus m’explique que la navette fait des allers-retours toutes les heures pour les employés de cette zone. Nous passons une usine d’asphalte et un chantier d’un hôtel avant d’arriver devant le Higashi Nihon Daishinsai Genshiryoku Saigai Denshô-kan (Musée du grand séisme de l’Est du Japon et du désastre nucléaire), ouvert il y a six mois. Construit sur une pelouse au bord d’une immense dalle de béton de 4 m qui protège des futurs assauts de la mer, le musée de trois étages aux grandes baies vitrées jouxte un centre communautaire, un restaurant et un jardin potager expérimental. Devant le guichet, une dizaine de personnes font la queue. “Le premier musée consacré à la catastrophe nucléaire de Fukushima a accueilli plus de mille personnes le jour de son ouverture, il y a six mois, et nous espérons que cela va continuer”, confie Watanabe Kaoru, en charge du projet. Au rez-de-chaussée, une exposition photographique temporaire du journal local Fukushima Minyû présente les principaux gros titres au moment de la catastrophe. Au 1er étage, plusieurs sections proposent une rétrospective en images de la vie des habitants avant la tragédie puis pendant leur évacuation, et une explication chronologique des événements tragiques survenus dans la centrale. Le reste des 5 300 m2 du musée est consacré aux efforts de reconstruction et aux nouvelles technologies. Nous passons des vitrines où sont exposés des sacs noirs hermétiques utilisés pour stocker la terre contaminée, des combinaisons de protection high-tech des travailleurs nucléaires. Un seul panneau est consacré à l’impact de la radioactivité sur la santé des enfants… et sur le moral. “En 2020, 12,3 % des mères sont encore inquiètes des effets des radiations sur l’ADN contre 34,5 % en 2014”, précise-t-on près d’une courbe statistique. A côté, des bocaux remplis de billes jaunes, rouges et noires montrent que la majorité des parents autorisent leurs enfants à jouer dehors, contrairement à dix ans auparavant. Ces études un peu légères rappellent les déclarations du très controversé docteur Yamashita Shun’ichi, conseiller chargé de la gestion du risque sanitaire lié à la radioactivité, qui avaient déclaré aux habitants de Fukushima : “Souriez et vous ne serez pas atteints par les radiations”. Sans surprise, Watanabe Kaoru explique que le directeur du musée, Takamura Noboru, est un expert de la radioactivité issu de l’université de Nagasaki comme le Dr Yamashita. “Vous pouvez le contacter pour vous informer sur la radioactivité. Il donne beaucoup de visioconférences”, ajoute-t-il. Nous évoquons les musées de commémoration de Nagasaki et Hiroshima qui œuvrent contre l’usage des armes atomiques dans le monde. Mais, pour le représentant du musée, le nucléaire civil n’a rien à voir avec le militaire. “Le message du musée est de dire qu’une tragédie comme celle de Fukushima peut arriver dans d’autres régions du monde, mais notre rôle n’est pas de communiquer sur la dangerosité des centrales nucléaires, ni sur les radiations”, insiste-t-il. Nous passons un couloir où a été exposée une photo de la célèbre arcade de bienvenue de la ville de Futaba sur laquelle était inscrite “L’énergie nucléaire pour un avenir radieux” sans plus de commentaires. Le musée de la catastrophe, qui ne s’attarde pas non plus sur la responsabilité de l’opérateur Tepco ni du gouvernement, veut se tourner définitivement vers l’avenir. Mais un avenir pour qui ?
Tanaka Seiya, chargé de la reconstruction, reçoit dans son bureau de la mairie de Futaba, délocalisée à 80 km, dans la ville d’Iwaki. Cet homme souriant d’une trentaine d’années a été délégué depuis Tôkyô après l’accident. “Je prends ma mission très à cœur”, affirme-t-il en ouvrant une brochure sur la reconstruction avec le slogan repris un peu partout “Futaba futatabi” (Futaba, de nouveau). “La commune de Futaba est située à 250 km de la capitale et hébergeait les réacteurs 5 et 6 en cours de démantèlement”, explique le document. Des photos montrent Futaba avant l’évacuation des habitants avec une plage de sable blanc bondée et des champs de roses. Le village a été ravagé par une vague de 15 m et remplacé par l’actuel musée. M. Tanaka montre une carte divisée en quatre
couleurs qui correspond au Futaba actuel. “Voici la zone verte, ou “zone de revitalisation” que vous avez visitée en bord de mer. Cette zone est la seule de Futaba qui est habitable, mais elle ne fait que 2 km2. Pour le moment, elle est utilisée pour stimuler l’emploi, environ cent personnes y travaillent”, raconte-t-il avant d’ajouter que “la solution au retour est la création d’emploi”.
Il montre avec optimisme les plans du futur quartier résidentiel dans une zone bleue qui correspond au centre-ville de Futaba. La maquette présente des maisons en bois très design devant lesquelles marchent un père et son enfant. “Printemps 2022, vous pourrez vivre à Futaba”, dit la légende. D’après les derniers sondages, seulement 10 % des habitants de Futaba envisagent un retour, mais c’est assez pour prévoir une relocalisation de la mairie l’an prochain. “Plus de 6 000 habitants ont encore leur état civil à Futaba sans y habiter. La majorité vit à Iwaki, d’autres sont installés à Saitama, en périphérie de Tôkyô. Les habitants ont refait leur vie ailleurs, mais gardent un lien très fort avec leur village natal”, assure le fonctionnaire. Le profil des candidats au retour serait essentiellement des personnes âgées et des travailleurs célibataires. M. Tanaka hoche la tête. “Notre travail est de faciliter le retour pour ceux qui le souhaitent. Par exemple, nous proposerons des terrains à des prix compétitifs dans le nouveau quartier résidentiel”. A la frontière de la zone verte et bleue, une zone grise. “C’est le site de stockage provisoire des déchets nucléaires”, explique-t-il. Construit depuis 2015, le site héberge 500 millions de mètres cubes de déchets radioactifs sur 1 600 hectares et ne cesse de s’agrandir. La construction de la décharge nucléaire, à cheval sur la commune d’Ôkuma qui héberge les tranches 1 à 4 de la centrale, a provoqué, en 2013, la démission de Idogawa Katsutaka (voir pp. 10-11), l’ancien maire de Futaba, et divisé durablement la communauté. “Beaucoup d’habitants qui possèdent une maison dans cette zone refusent encore de donner leur accord pour sa démolition”, reconnaît M. Tanaka. Il précise toutefois que “le site est provisoire, mais nous l’aurons encore pendant 30 ans.” Je regarde en silence la partie de Futaba colorée en rouge. Une “zone de retour difficile”, euphémisme pour désigner la zone interdite, qui couvre 95 % de la commune de Futaba, soit une superficie d’environ 48 km2. “Cette zone est cernée de montagnes et interdite d’accès sans autorisation”, confirme le fonctionnaire avant de souffler : “les habitants de ces hameaux ont demandé une décontamination, mais à ce jour, cela n’a pas encore été fait.”
Alissa Descotes-Toyosaki