Hongô est l’un des nombreux quartiers de la capitale où les rues en pente sont nombreuses et chargées d’histoire.
Tôkyô est souvent considérée comme une ville pour les piétons, probablement parce que la topographie de la plupart des quartiers les plus célèbres est assez plate. Cependant, Edo – comme la capitale s’appelait autrefois – a été construit à l’extrémité orientale du plateau de Musashino, dont la formation limoneuse (un mélange de sable, de limon et de cendres volcaniques) est très perméable et a été sculptée au fil du temps par les nombreuses rivières de la région pour former sept plateaux distincts divisés par un réseau de vallées.
Le résultat est que Tôkyô est pleine de rues en pente et d’escaliers, dont certains sont assez raides. Dans les 23 quartiers spéciaux de la ville, on compte quelque 740 rues en pente (chacune d’entre elles portant un nom distinct). Quant aux escaliers, les 17 quartiers de la zone vallonnée de Yamanote en recensent 2 939. Dans les deux catégories, le quartier de Bunkyô est presque en tête de liste, et beaucoup de ces montées et descentes sont concentrées à Hongô, dans la partie orientale de l’arrondissement, où se trouvent de nombreux éditeurs, instituts de recherche et surtout le campus principal de l’Université de Tôkyô.
Une promenade dans le quartier doit commencer à la station Hongô-Sanchôme sur la ligne Marunouchi du métro de Tôkyô. En direction du nord, notre point d’entrée dans le dédale de ruelles et d’allées s’appelle Tadon-zaka (zaka, ou saka, signifie “pente”). Son nom vient du fait qu’il y avait autrefois une forte concentration de commerçants qui vendaient du tadon ou “boulettes de charbon”, une sorte de combustible fabriqué en mélangeant de la poudre de charbon de bois et des algues rouges. Apparemment, le terme tadon fait également référence au fait que la dernière partie de la rue en pente était si raide que les personnes qui perdaient l’équilibre dégringolaient comme des pierres roulantes. Heureusement, cette section a été transformée en un escalier avec une balustrade au centre.
Hongô est également un lieu où de nombreux écrivains ont passé une partie de leur vie, notamment Natsume Sôseki, Mori Ôgai, Ishikawa Takuboku, Tsubouchi Shôyô, Miyazawa Kenji et Higuchi Ichiyô, à tel point qu’on pourrait presque dire que la littérature japonaise moderne est née ici. Tsubouchi est considéré comme une figure séminale du théâtre japonais, mais il a également écrit des romans. Tôsei Shosei Katagi [Portraits d’étudiants de ce temps, inédit en français] est l’un des premiers romans modernes du Japon, et son livre de critique, Shôsetsu Shinzui [L’essence du roman, inédit en français], a donné une nouvelle dignité à l’écriture de fiction. Ils ont tous deux été publiés en 1885.
En 1921, Miyazawa Kenji, âgé de 25 ans, quitte sa maison dans la préfecture d’Iwate et s’installe à Tôkyô après s’être heurté à son père au sujet de ses convictions religieuses et sociales. On dit que ce végétarien a écrit nombre de ses contes alors qu’il vivait dans cette région et se nourrissait de tofu et de pommes de terre. Cependant, il est retourné à Iwate après seulement sept mois quand il a appris que sa petite sœur bien-aimée Toshi était malade. Il mourra en 1933 à l’âge de 37 ans. En effet, la mort à un jeune âge est une caractéristique commune de plusieurs auteurs vivant à Hongô : Ishikawa Takuboku est décédé à 26 ans et Higuchi Ichiyô à 24 ans.
La présence de Higuchi est encore fortement ressentie dans le quartier, à la fois parce qu’il reste quelques endroits liés à sa vie et parce que Hongô apparaît dans certaines de ses œuvres. Pour nous plonger dans le monde de cet auteur, il vaut mieux éviter pour l’instant l’escalier de Tadon-zaka et faire un détour par la gauche où l’on peut ressentir l’atmosphère suggestive du vieux Tôkyô tel qu’il était il y a de nombreuses années.
C’est dans ce coin du quartier, entre Tadon-zaka et Abumi-zaka, que nous découvrons un groupe de vieilles maisons en bois entourées d’arbustes et d’arbres. Elles ont l’air assez délabrées et c’est un miracle qu’elles aient survécu jusqu’à ce jour. L’exploration de ces ruelles labyrinthiques ravive les souvenirs d’une ville qui, ailleurs, est presque oubliée.
Enfin, après avoir descendu un autre petit escalier, nous arrivons à l’endroit où Higuchi a vécu pendant trois ans, de 1890 à 1893, entre 18 et 21 ans, avec sa mère et sa sœur. Bien que le bâtiment lui-même ait disparu, on peut encore trouver dans une cour tranquille un puits que l’on dit avoir été utilisé par l’écrivain. La pompe peut encore être utilisée pour tirer l’eau aujourd’hui, mais si vous voulez la boire, il est conseillé de la faire bouillir d’abord.
Elle a vécu à trois adresses différentes autour de Hongô au cours de sa courte vie : lorsqu’elle était enfant, par exemple, elle vivait en face de la porte rouge de l’université de Tôkyô, tandis que ses chefs-d’œuvre, dont la nouvelle Eaux troubles (Nigorie, tard. par Claire Dodane dans La Treizième nuit et autres récits, Les Belles Lettres, 2008) et le roman Qui est le plus grand ? (Takekurabe, trad. par André Geymond, éd. Philippe Picquier 1996), ont été écrits dans une maison de la rue Hakusan où elle a été emportée par la tuberculose.
Après avoir quitté la cour cachée de Higuchi, nous tournons dans une étroite rue résidentielle appelée Kiku-zaka Shimomichi (littéralement “la rue sous Kiku-zaka”). On dit qu’une rivière coulait autrefois le long de cette rue. En effet, le terrain des deux côtés monte comme s’il s’agissait des berges d’une rivière. Un autre escalier nous permet de grimper sur l’une des “berges” et d’atteindre Kiku-zaka, une rue en pente douce de 600 mètres de long qui constitue le cœur du quartier. Presque toutes les structures en bois ont disparu pendant la guerre ou en raison du vieillissement et la plupart des magasins et des maisons qui bordent la rue sont relativement récents, mais le quartier conserve une atmosphère nostalgique. Le nom de cette rue, d’ailleurs, rappelle que c’était autrefois une vaste zone de champs de chrysanthèmes (kiku). Les chrysanthèmes ont peut-être disparu, mais aujourd’hui encore, toutes les ruelles et les rues en pente sont pleines de plantes en pot et de fleurs de saison que les habitants déposent devant leurs maisons.
Aujourd’hui, Kiku-zaka est un quartier résidentiel tranquille, mais il fut un temps où c’était une zone commerciale animée remplie de maisons de marchands appelées machiya. Ce style de construction était populaire au milieu de la période Edo (fin du XVIIIe siècle) et pendant la période Meiji (1868-1912) et consistait en une boutique, un entrepôt et la résidence du marchand sous le même toit. Heureusement pour nous, un seul exemple de machiya – l’ancien mont-de-piété d’Iseya – a été préservé pour la postérité. Établi en 1860, il est resté en activité jusqu’en 1982, date à laquelle il a été désigné bien culturel important. Aujourd’hui, il peut être visité le week-end : la conception de son toit, son treillis en saillie et ses tuiles en forme de gobelin sont des signes évidents de l’architecture de la période Edo.
A l’origine, le mont-de-piété était en fait situé dans le quartier d’Adachi et il a été transféré à son adresse actuelle en 1887. La tâche fut énorme. Elle nécessita beaucoup d’argent et le travail de 396 artisans, dont 200 plâtriers. En raison des sommes et des objets de valeur stockés à l’intérieur du magasin, ils ont fait de gros efforts pour en assurer la sécurité, en particulier contre les nombreux incendies qui étaient monnaie courante à l’époque. Le treillis, par exemple, était à l’époque en laiton, tandis que sous les planches du couloir, devant l’entrée, on peut encore trouver un compartiment pour stocker la boue pétrie utilisée en cas d’incendie pour sceller les bords de la porte du magasin.
Le mont-de-piété Iseya est un autre endroit qui a joué un rôle important dans la vie de Higuchi. Elle est née dans une famille de samouraïs de basse extraction, mais son père est mort quand elle avait 17 ans, la laissant elle, sa mère et sa sœur, dans la pauvreté. Ichiyô a été nommée chef de famille et a décidé de devenir écrivain, tandis que sa mère et sa sœur ont contribué au revenu familial en blanchissant et en cousant des kimonos, mais elles ont continué à souffrir de difficultés financières.
Le 28 août 1892, elle écrit dans son journal : “Mon travail n’est pas encore reconnu ; il n’y a pas moyen d’obtenir ne serait-ce qu’un centime”, tandis que le 15 mars 1893, elle rapporte : “Depuis hier, il n’y a même plus un centime dans toute la maison.” C’est en ces temps sombres où elle n’arrivait pas à joindre les deux bouts que l’écrivain a apporté au mont-de-piété les quelques objets de valeur de sa famille.
En tournant le dos aux sombres souvenirs d’Iseya, nous continuons à explorer les rues en pente qui partent de Kiku-zaka et montent plus haut sur le plateau. Dans le passé, Hongô comptait jusqu’à 300 pensions de famille destinées aux étudiants qui fréquentaient l’Université de Tôkyô toute proche et aux nombreuses personnes qui venaient de tout le pays pour adresser des pétitions aux ministères à Kasumigaseki. Parmi elles se trouvait l’auberge Hômeikan. Construite pendant la période Meiji, elle a survécu au grand tremblement de terre du Kantô de 1923 avant d’être acquise par le propriétaire actuel, la famille Koike.
De nombreux intellectuels et journalistes avaient l’habitude d’y séjourner, et pendant la période de reconstruction d’après-guerre, ses trois emplacements étaient remplis de pensionnaires. Puis, en 1946, le gouvernement a promulgué la loi sur les auberges et le Hômeikan a commencé à fonctionner comme un hôtel, attirant à la fois les étudiants en voyage scolaire et ceux qui passaient les examens d’entrée à l’université. En 2000, après avoir surmonté de nombreuses difficultés, l’hôtel a été inscrit sur la liste des biens culturels tangibles. Cependant, l’évolution des tendances sociales et des goûts a mis le Hômeikan en difficulté. D’une part, selon le propriétaire Koike Kunio, la baisse du taux de natalité a entraîné une diminution des voyages scolaires. D’autre part, le Hômeikan est un bâtiment charmant mais vieillissant, et un nombre croissant de voyageurs préfèrent désormais les attractions modernes que les hôtels plus récents peuvent offrir. Enfin, cette année, l’hôtel a publié sur son site Internet un message selon lequel “en raison de diverses circonstances, nous serons fermés pendant un certain temps à partir de la fin du mois de mai.”
S’il vous reste encore un peu d’énergie, Hongô possède de nombreuses autres pistes qui attendent d’être vérifiées, chacune avec son histoire unique. Honmyôji-zaka, par exemple, tire son nom d’un temple bouddhiste qui, pendant la période Edo, était situé de l’autre côté de Kiku-zaka et qui est connu comme la source du grand incendie de Meireki, en mars 1657, qui a réduit en cendres une bonne partie de la ville. Ensuite, près de la porte rouge de l’université se trouve Miokuri-zaka. Pendant la période Edo, les personnes reconnues coupables de certains crimes étaient expulsées de la ville. Un pont avait été construit à la base de la pente, et c’est là qu’ils faisaient leurs adieux à leurs familles avant de partir en larmes.
Enfin, il y a Fujimi-zaka, du côté occidental du parc de la station d’approvisionnement en eau, d’où, à l’époque d’Edo, on pouvait voir clairement le mont Fuji au-delà de la vallée d’Ochanomizu. De nombreuses rues en pente du même nom sont disséminées dans la capitale. Avant la période Meiji, il n’y avait pas de grands immeubles, ni de pollution, et les gens pouvaient facilement admirer la montagne sacrée, même depuis le centre-ville.
Sur le chemin du retour, n’oubliez pas de gravir l’escalier escarpé de Tadon-zaka et de rendre visite au petit mais charmant musée d’histoire Bunkyô Furusato, où vous apprendrez d’autres informations intéressantes sur le passé mouvementé de Hongô.
Gianni Simone