Il n’y a pas encore si longtemps, les malades de la lèpre étaient coupés du monde et voyaient leurs repas imposés.
Ceux qui ont vu le film Les Délices de Tokyo de Kawase Naomi, ou lu le roman de Sukegawa Durian (trad. par Myriam Dartois-Ako, éd. Albin Michel) dont il est inspiré se souviendront de la ségrégation subie par les anciens malades de Hansen (lèpre). D’ailleurs, une partie de ce film a été tournée au sanatorium de Tama Zenshô-en, à l’ouest de Tôkyô.
Dès le début du XXe siècle, le gouvernement japonais a adopté une politique d’enfermement à vie des malades de Hansen, créant des sanatoriums plus destinés à les isoler qu’à les soigner. Coupés du monde extérieur, les malades devaient travailler dans un système quasi autarcique pour ce qui est de la nourriture. Un grand potager et un verger ont été implantés sur le vaste terrain du sanatorium où l’on pratiquait également l’élevage de cochons, de vaches et de poules.
Cultiver des plantes ou élever des animaux pouvait être l’une des joies qui remplissaient les cœurs des malades, mais tout n’était pas aussi idyllique qu’on pourrait le penser. Ces travaux forcés les épuisaient et les labours leur causaient des infections. Aussi, à chaque repas, ils devaient chacun à leur tour aller prendre de lourdes gamelles qu’ils emportaient dans leur lotissement. Un témoignage rapporte le cas de non-voyants contraints de faire ces allers-retours sous la neige… Dans les années 1940, à cause de la guerre et de la pénurie de nourriture, des sanatoriums ont laissé plus de 300 malades mourir.
Après la guerre, la situation nutritive de ces malades s’est améliorée, mais ils n’avaient toujours pas la liberté de choisir leur repas. À l’époque où, à l’extérieur, les repas devenaient plus variés, ils étaient bien souvent forcés de manger des mets identiques. Lors de mouvements de revendications, ils réclamaient le droit de choisir les plats, ou les repas pour les personnes âgées, ou encore celui de se faire distribuer seulement les ingrédients et de pouvoir les cuisiner par eux-mêmes. Cela leur permettait ainsi d’assaisonner selon leur goût, et de manger des plats chauds.
Si la maladie de Hansen déforme les corps et attaque souvent les yeux, elle n’atteint quasiment pas les capacités olfactives et gustatives des personnes atteintes. C’était donc un élément important pour elles.
Fujimori Toshi, une ancienne pensionnaire, raconte que “même si on oublie son âge, on n’oublie jamais les plats du premier jour de son entrée au sanatorium”. Elle rapporte notamment l’épisode d’une amie qui n’arrivait pas à avaler son premier repas. “Pour certains, ça devait être le stigma, pour d’autres l’angélus de la sérénité fuyant la discrimination de la société, ou le miasme rempli de virus, ou encore la flamme qui consume les liens affectueux pour toujours”, raconte-t-elle pour décrire la scène.
Il ne suffit pas d’ingurgiter les calories nécessaires pour vivre. La ségrégation impose non seulement la séparation d’avec le reste du monde, mais ôte aussi “la liberté de manger ce que l’on veut”, parfois même cela signifie mal manger, ne pas manger ou manger tout seul. Ce sont ces détails qui nous permettent de vivre en tant qu’individu indépendant, et qui sont cruciaux pour faire que notre vie nous appartienne, et à nous seuls.
Sekiguchi Ryôko
Infos pratiques
sanatorium de Tama Zenshô-en
4-1-1 Aobachô, Higashi murayama-shi, Tôkyô 189-8550. www.mhlw.go.jp/seisakunitsuite/bunya/kenkou_iryou/iryou/hansen/zenshoen/