Traversant le cœur de la capitale en direction de l’ouest, cette voie ferrée occupe une place particulière à Tôkyô.
Tôkyô compte plus de 80 lignes de train et de métro, mais la ligne JR Chûô joue un rôle particulièrement important dans la vie de la métropole. Même graphiquement, la ligne Chûô (qui signifie “centrale”) se distingue parmi la multitude de voies ferrées qui sillonnent la capitale, parce qu’elle la coupe en ligne droite, reliant la gare de Tôkyô à la partie occidentale de la métropole et au-delà.
La partie de la ligne située à l’ouest de Shinjuku est également devenue célèbre pour les communautés créatives qui se sont rassemblées autour de ses gares. De nombreux écrivains, musiciens et auteurs de mangas et d’animés ont élu domicile dans la ville de Musashino et dans les arrondissements de Nakano et de Suginami qui dépendent de Tôkyô.
La première section de la ligne Chûô a été ouverte en 1889. Elle reliait Shinjuku à Tachikawa. Il s’agissait alors du premier train entièrement électrique du Japon. A la fin de l’ère Meiji, il était composé d’une seule voiture et circulait entre 16h45 et 23h06. Elle a été lancée par Kôbu Railway, une société privée nationalisée en 1906. Cette année-là, la ligne a été étendue vers l’ouest jusqu’à Shiojiri, dans la préfecture de Nagano, tandis que la section Shinjuku-Tôkyô, vers l’est, a été achevée en 1908. La ligne a été construite dans une zone qui jusqu’à la fin du XIXe siècle était une vaste zone humide. Ainsi le nom de la gare Asagaya, par exemple, vient de “asai” (peu profond) et de “yachi” (marais). Au cours du siècle suivant, ses gares sont rapidement devenues le centre d’une nouvelle vague d’urbanisation.
A l’origine, la ligne était supposée suivre Ôme Kaidô et Kôshû Kaidô, les deux routes qui relient encore aujourd’hui la capitale au centre du Japon. Mais le plan a dû être modifié lorsque les habitants s’y sont opposés. Le principal problème était que les locomotives à vapeur utilisées à cette époque étaient bruyantes et laissaient une traînée de fumée sale. De nos jours, les locomotives à vapeur inspirent des souvenirs nostalgiques du bon vieux temps, mais à l’époque, elles étaient plutôt perçues comme des monstres ferreux et une nuisance publique. Finalement, les planificateurs ont choisi de construire la ligne dans la plaine rurale au nord de Ôme Kaidô, où la population était beaucoup moins nombreuse et où les terres étaient moins chères.
Depuis l’Antiquité, la plupart des habitants vivaient dans des endroits en hauteur, près des sanctuaires et des temples. Une de ces communautés s’était développée autour de Myôhô-ji, un temple bouddhiste situé juste au sud d’Ôme Kaidô. Aujourd’hui, ce quartier est une sorte de marigot depuis que l’activité économique s’est déplacée près de la gare de Kôenji, à environ 30 minutes à pied. Cependant, avant la construction de la ligne Chûô, le temple était le véritable cœur du quartier. Au cours de l’ère Edo (1603-1868), par exemple, Myôhô-ji attirait de nombreux pèlerins qui venaient du centre. Il figurait même dans un guide illustré de lieux célèbres très populaire à l’époque.
Aujourd’hui encore, les trains au départ de la gare de Shinjuku prennent un large virage à gauche avant de suivre une route rectiligne plus ou moins parallèle à Ôme Kaidô et aux rivières qui se jettent dans la baie de Tôkyô (Kanda-gawa et ses affluents, Zenpukuji-gawa, Myôshôji- gawa et Momozono-gawa). Au XIXe siècle, le chemin de fer croisait un certain nombre d’anciennes routes le long desquelles la plupart des gens vivaient à l’époque. Les gares de Nakano, Kôenji et Asagaya, pour ne citer que quelques exemples, ont toutes été construites à l’endroit où la voie ferrée rencontrait ces routes.
Kôenji illustre bien le changement qui s’est produit avec la construction de la ligne Chûô. De nos jours, cet endroit est réputé pour la mode jeune et ses nombreux magasins de vêtements. La partie de l’ancienne route menant vers le sud depuis la gare se compose de deux rues commerçantes, Pal Shôtengai et Look Shôtengai. Cependant, elles n’ont été créées qu’après l’ouverture de la gare en 1922. Au XIXe siècle, on ne rencontrait de telles concentrations de magasins que le long d’Ôme Kaidô. Aujourd’hui, cette dernière est devenue une artère importante mais anonyme avec quelques magasins de proximité. Mais à l’ère Meiji (1868-1912), elle incarnait le véritable Kôenji et constituait sans aucun doute le poumon de la région située à l’ouest de Shinjuku.
L’importance historique de la zone située au sud de la gare est confirmée par la présence de deux sites religieux importants qui étaient situés à l’origine le long d’une autre route ancienne : Kôenji et le sanctuaire Hikawa. Le premier était souvent visité par Iemitsu, le troisième shogun Tokugawa, qui venait se reposer dans la maison de thé après une partie de chasse au faucon dans la campagne environnante. Le sanctuaire Hikawa, quant à lui, est surnommé “sanctuaire météo”, car avant la guerre du Pacifique, l’armée y avait installé une station météorologique. Autrefois, le sanctuaire offrait une vue magnifique sur le fleuve Momozono qui, jusqu’au début des années 1960, serpentait jusqu’au centre de Tôkyô. Malheureusement, la rivière avait tendance à déborder lors de fortes pluies, ce qui a amené les autorités à l’enterrer.
Aujourd’hui encore, le district situé au sud de Momozono regorge de temples qui se trouvaient à l’origine dans le centre de Tôkyô, mais qui ont été déplacés en banlieue dans le cadre d’un plan de prévention des catastrophes. La présence d’un quartier de temples aussi calme et paisible à quelques minutes à peine de la scène punk-rock de Kôenji est l’une de ces choses pittoresques qui n’existent qu’à Tôkyô. Puisque nous évoquons la culture contemporaine, peu de jeunes connaissent le passé de la région, mais ils savent probablement que le parc central Kôenji, situé à proximité, figure dans le roman 1Q84 (trad. par Hélène Morita, éd. Belfond) de Murakami Haruki. Avant de devenir un écrivain célèbre, Murakami travaillait dans un café de jazz à Kôenji baptisé As Soon As, et fréquentait ce parc pendant ses pauses.