Pour l’écrivain Itô Gaichi, l’esprit de fermeture reste profondément incrusté, en particulier chez les plus âgés.
Bien avant que la pandémie de Covid-19 ne fasse des ravages dans nos vies, le Japon
était devenu l’une des destinations touristiques les plus prisées au monde, attirant des millions de touristes chaque année. Cependant, il fut une époque, du début du XVIIe siècle jusqu’à 1853, où très peu d’étrangers étaient autorisés à entrer au Japon. Cette politique étrangère isolationniste est connue sous le nom de sakoku ou “pays fermé”. Zoom Japon s’est entretenu avec Itô Gaichi, conférencier et écrivain, sur cette notion à travers l’histoire du Japon.
Le sakoku semble être un concept populaire au Japon.
Itô Gaichi : Il faut avoir à l’esprit que, par le passé, des politiques isolationnistes étaient appliquées même à l’intérieur du pays. Je veux dire que dans tout le Japon, chaque domaine féodal était isolé et que les déplacements sur de longues distances étaient très difficiles et réglementés par des lois strictes. Aujourd’hui, nous sommes presque revenus à cette même situation. La pandémie n’a pas seulement rendu les relations avec l’étranger presque impossibles, surtout depuis et vers le Japon. Même visiter d’autres préfectures est difficile. Bien sûr, il n’y a pas de véritables frontières ou barrières comme à l’époque d’Edo (1603-1868), mais les gens ont maintenant tellement peur du virus que les visiteurs d’autres préfectures ne sont plus les bienvenus. Je voyage souvent pour mon travail, et lorsque je suis allé récemment dans le Tôhoku (nord-est du Japon), j’ai reçu un accueil très froid. Bien qu’ils ne l’aient jamais dit ouvertement, leur attitude était du genre : “Pourquoi êtes-vous venu ici ?” C’était presque comme si le virus était arrivé. En un sens, à l’heure actuelle, une société sans frontières ne survit que grâce à Internet.
En général, l’isolement national ou l’autocratie ne sont pas vus d’un bon œil. Cependant, pendant la période Edo, le Japon a pu prospérer, du moins à certains égards. Pourquoi ?
I. G. : Tout d’abord, l’origine du mot sakoku se retrouve dans les écrits d’Engelbert Kaempfer, un médecin allemand qui voyagea au Japon au XVIIe siècle. Lorsque, en 1801, l’astronome
Suzuki Tadao a traduit une partie de ses écrits, il a forgé le terme “sakoku”. Toutefois, à l’époque d’Edo, le Japon n’était pas aussi isolé que le mot le laisse entendre. En fait, le shogunat d’Edo gardait le contact avec le monde extérieur à travers quatre endroits différents :
– Nagasaki était sous le contrôle direct du shogunat et était également le plus important de ces lieux. On y faisait du commerce avec les Hollandais de la Compagnie des Indes orientales, (voir Zoom Japon n°87, février 2019) bien qu’il n’y ait pas de relations diplomatiques officielles avec les Pays-Bas.
– Tsushima était le seul endroit où le clan féodal local était autorisé à commercer avec la Corée. Tsushima est l’île la plus proche de la péninsule coréenne et faisait du commerce avec la Corée depuis la période Muromachi (1336-1573). A cette époque, le shogun et le roi de Corée entretenaient une sorte d’échange diplomatique, et une délégation coréenne s’était même rendue à Edo.
– Le domaine de Satsuma (l’actuelle préfecture de Kagoshima) était le point de contact avec le royaume des Ryûkyû (l’actuelle préfecture d’Okinawa, voir Zoom Japon n°118, mars 2022). Le clan Shimazu a envahi les Ryûkyû en 1609 et a établi des relations commerciales avec le royaume et, indirectement, avec la Chine.
– Le domaine des Matsumae à Ezo (Hokkaidô, voir Zoom Japon n°78, mars 2018) a été autorisé par le shogunat à commercer avec la population locale, les Aïnous, avant que l’île ne soit annexée par le Japon au XVIIIe siècle.
En d’autres termes, tout en étant officiellement isolé, le Japon des Tokugawa avait en fait des échanges avec les Pays-Bas, la Chine, la Corée, les Ryûkyû et Ezo.
Pour en revenir à votre question, le Japon de la période Edo a réussi à prospérer parce que le shogun a imposé la Pax Tokugawa. Pendant plus de 250 ans, le Japon n’a été impliqué dans aucun conflit international. C’est comme si vous habitiez en centre-ville et que vous décidiez de ne pas sortir de votre copropriété pour éviter d’avoir à faire face à toute la folie qui se passe à l’extérieur (rires). Dans le même temps, les autorités ont pu contrôler les quelques personnes qui ont réussi à entrer dans le pays et décider si leur présence avait une influence positive ou négative sur le Japon. C’est pourquoi, par exemple, le christianisme a été interdit.
Quant à l’effet du sakoku sur le pays, je pense que le plus important a été l’éclosion d’une culture vraiment unique et originale. Pensez à l’ukiyo-e. Lorsque ces œuvres ont été exposées à l’exposition universelle de Paris en 1867, elles ont fait sensation, un peu comme les impressionnistes. Personne n’avait vu quelque chose comme ça auparavant, et de nombreux artistes français et européens ont été influencés par l’art visuel japonais (voir Zoom Japon n°82, juillet 2018). Cela a pris beaucoup de Japonais par surprise, car ils ne pensaient pas que ces gravures avaient une telle valeur. Dans le même temps, le Japon fut en mesure de se tenir informé sur le monde extérieur grâce à la Compagnie des Indes orientales, même si, bien entendu, elles étaient monopolisées par le shogunat.
D’un autre côté, l’économie à la fin de la période Edo était en mauvais état. Le problème était en partie structurel et en partie dû aux conditions particulières de l’époque, comme les problèmes liés au climat. Au Japon, au XVIIIe siècle, les températures étaient généralement basses et plusieurs années de mauvais temps ont entraîné de mauvaises récoltes. C’était un gros problème pour le shogunat, car l’économie locale et le système fiscal étaient basés sur la culture du riz. Le commerce, quant à lui, ne contribuait qu’à 10 % du revenu national. En conséquence, beaucoup de gens étaient pauvres et vivaient dans des conditions misérables.
Le Japon de la période Edo était donc une sorte de Galapagos culturel.
I. G. : C’est exact. Au début de la période Meiji (1868-1912), le slogan Wakon Yôsai exprimait l’attitude du pays vis-à-vis du reste du monde. Il signifie littéralement “chérir l’esprit ancien du Japon tout en utilisant les meilleures connaissances et technologies de l’Occident”. Cela visait à ménager la chèvre et le chou. Aujourd’hui encore, vous pouvez constater à quel point les sous-cultures japonaises sont populaires à l’étranger, en Asie, en Europe et en Amérique. C’est grâce à cette originalité que tant de touristes visitent le Japon. Si le manga connaît un tel succès, c’est précisément parce qu’il est très différent des bandes dessinées étrangères. Ce qui est intéressant, c’est que, bien que le Japon soit un pays insulaire relativement petit, situé aux confins de l’Extrême-Orient, sa population est nombreuse et sa culture de la consommation énorme, et tout ce qui se passe ou est à la mode au Japon attire rapidement l’attention des fans internationaux grâce à Internet.
Le gouvernement japonais cherche à attirer le plus grand nombre possible de touristes étrangers tout en excluant les immigrants et les réfugiés. Qu’en pensez-vous ?
I. G. : Au Japon, les parlementaires sont élus par tout le pays. Ils agissent en tant que porte-parole de leur préfecture et défendent leurs intérêts particuliers. Si vous êtes un bureaucrate et que vous réussissez l’examen de la fonction publique nationale, vous pouvez facilement conserver votre emploi et même progresser dans votre carrière grâce au système d’ancienneté et de mérite. A leur différence, les parlementaires ont besoin du soutien des électeurs. Ils peuvent avoir certaines idées sur la société et l’économie, mais au bout du compte, ils doivent leur plaire sinon ils risquent de perdre leur siège. Et dès qu’ils gagnent, ils commencent à réfléchir à la manière dont ils peuvent le conserver.
J’ai fait ce long préambule pour expliquer que, malheureusement, le sentiment national actuel à l’égard des étrangers est qu’ils sont bienvenus tant qu’ils visitent le Japon, dépensent beaucoup d’argent et rentrent ensuite chez eux. Les communautés locales de tout le Japon font tout ce qu’elles peuvent pour attirer les touristes étrangers. Mais lorsqu’il s’agit d’immigration, c’est une autre histoire. Les Japonais aiment séparer l’intérieur et l’extérieur – uchi et soto – non seulement en ce qui concerne les affaires étrangères, mais aussi au sein de la société japonaise. Le Japon est un pays insulaire, après tout, alors je suppose qu’on ne peut rien y faire.
Cela dit, les jeunes générations sont devenues assez mondialisées et le nombre d’enfants d’ascendance mixte (hâfu ou daburu) augmente lentement (voir Zoom Japon n°75, novembre 2017). Même ma génération n’est pas aussi conservatrice que ça. Je ne me sens pas si différent des jeunes. Cependant, le Japon a un taux de natalité en baisse et une importante population vieillissante aux valeurs archaïques. Ce sont ces personnes qui décident encore du résultat d’une élection. Lorsque l’âge du vote a été abaissé de 20 à 18 ans, de nombreux commentateurs ont dit que cela injecterait de nouvelles idées et attitudes dans l’électorat, mais en fait, cela n’a fait qu’élargir l’électorat de 82 % à 84 % de la population. J’ai bien peur qu’il faille attendre la disparition de toute une génération avant de voir un véritable changement de la mentalité nationale.
Personnellement, je pense qu’il y a de nombreux mérites à accepter les immigrants et les réfugiés (voir Zoom Japon n°90, mai 2019). Il ne s’agit pas seulement de s’assurer une main-d’œuvre plus importante. Il s’agit d’être plus ouvert sur le monde. En même temps, je ne trouve pas le Japon très attirant. Il est sûr et propre, c’est vrai, mais il a perdu une grande partie de son attrait économique d’antan, comme pendant les années 1980, celles de la bulle financière. Par conséquent, je me demande combien d’étrangers souhaitent vraiment s’installer au Japon.
Toutefois, il est vrai que les Japonais refusent de faire certains métiers et que les seules personnes disponibles sont des étrangers.
I. G. : Vous avez raison, mais il est également vrai que tout le monde ne se préoccupe pas outre mesure de ces questions. Ce sont généralement les intellectuels qui passent du temps à les étudier. Les Japonais ordinaires acceptent simplement la situation telle qu’elle est. S’il y a une pénurie de travailleurs dans un certain secteur, qu’il en soit ainsi. Pas assez de personnes travaillant dans les magasins de proximité ? C’est entendu, raccourcissons leurs horaires d’ouverture. Et de toute façon, nous avons peut-être une vision déformée de la situation parce que nous vivons à Tôkyô. En réalité, si vous voyagez au Japon, vous vous rendez compte que la plupart des gens travaillant dans les supérettes des petites villes sont des vieilles dames. Les étrangers ne se font remarquer que dans les grandes villes. De même, si vous ne travaillez pas dans une usine, vous ne savez peut-être pas qu’elle est remplie de Brésiliens. De nombreux Japonais ne sont pas au courant de cela, surtout maintenant qu’ils lisent de moins en moins le journal ou regardent les informations à la télévision. Le système scolaire est le même. Si vous vous spécialisez en sciences ou en ingénierie, vous n’avez pas besoin d’apprendre l’histoire ou la géographie. L’éducation au Japon est très compartimentée. Je veux dire que certaines personnes réalisent seulement maintenant que Tchernobyl se trouve en Ukraine uniquement à cause de la guerre avec la Russie.
Alors que la pandémie n’est pas encore terminée, que doit faire le Japon pour prospérer dans un tel contexte ?
I. G. : Toute personne, tout groupe ou tout pays excelle dans quelque chose, mais n’est pas aussi bon dans d’autres domaines. Les Japonais doivent absolument se concentrer sur ce qu’ils font bien et veiller à ce que le reste du monde le sache. Après tout, la communauté internationale est comme une jungle, et chaque pays essaie de faire ressortir ses points forts. Pour moi, la culture est l’atout du Japon, qu’il s’agisse de la culture traditionnelle comme le kabuki ou des sous-cultures populaires modernes comme le manga ou l’anime.
Propos recueillis par Gianni Simone