
Face aux prix élevés des billets de train, les déplacements longue distance en autocar ont gagné en popularité.
BASUTA Shinjuku, le goût des Japonais pour les abréviations s’affiche en grandes lettres sur une des tours du centre du quartier commerçant de Shinjuku à Tôkyô. Le terminal de bus autoroutier (basu tâminaru en japonais) du quartier, le plus grand du Japon, se trouve installé au sommet de la tour JR Shinjuku Millina, qui abrite des galeries commerciales. Il s’agit de la première gare routière intégrée du Grand Tôkyô, inaugurée en avril 2016. Elle propose 207 lignes de bus, opérées par 118 compagnies différentes, et accueille 38 000 passagers par jour. La gare routière est de fait construite juste au dessus des voies ferrées de la gare JR de Shinjuku, sur un emplacement propriété de East Japan Railway ou JR East, société ferroviaire qui dessert la région de Tôkyô et le Nord-Est de l’archipel, et qui est issue de la privatisation des chemins de fer nationaux en 1987. Lumine Co. Ltd, filiale de JR East, exploite le centre commercial NEWoMan qui occupe le reste de l’immeuble avec une centaine de boutiques.
Basuta Shinjuku ne désemplit pas. C’est la cohue de très tôt le matin, jusqu’à tard le soir, dans les salles d’attente et sur les plateformes, dès que les départs des bus sont annoncés par haut-parleurs. Il faut de plus faire la queue pour acheter ses tickets, faire des courses au konbini (supérette ouverte 24h/24) ou à la boutique de souvenirs de Tôkyô. C’est une foule très diverse qui s’y retrouve, attirée par les prix avantageux du transport en bus : un groupe de jeunes filles de Nagoya venues passer la fin de semaine à Tôkyô Disneyland, des touristes Coréens en partance pour les Alpes japonaises, des couples d’étudiants, des personnes âgées venues rendre visite à leur famille et qui retournent dans leur région, ou encore des travailleurs immigrés qui n’ont pas les moyens de voyager en train.
Le Grand Dream Express de jour numéro 9 quitte tous les jours Tôkyô à 11h50 et arrive à Ôsaka à 19h43. Les chauffeurs de bus JR et le personnel du terminal semblent, encore plus que leurs collègues des chemins de fer, accorder de l’importance à la ponctualité ; l’express quitte donc le terminal à l’heure très précise, mais n’arrive à l’horaire prévu seulement quand le trafic autoroutier le permet. Le prix du voyage est de 7350 yens, soit 45 euros, c’est-à-dire la moitié du prix du Shinkansen, le train à grande vitesse, pour le même trajet. Le bus offre alors la possibilité d’admirer le paysage pendant huit bonnes heures, contre seulement deux heures trente en train.

Le Grand Dream est un bus à deux étages, douze sièges au niveau de la route, vingt-quatre à l’étage, disposés par rangées de trois. Les cabines ont été modernisées récemment, les sièges, plus confortables que ceux du Shinkansen, sont noirs zébrés de blanc ; par contre le plafond est très bas, il faut se courber en deux pour se déplacer. Le bus est équipé de toilettes et, sécurité du Japon oblige, de pas moins de huit caméras de vidéo surveillance. Par ailleurs, lors de la réservation en ligne, il est impératif de préciser le sexe du passager, l’ordinateur évite ainsi de placer les hommes à côté des femmes. Quand une femme réserve son siège, il lui est demandé si, en cas d’affluence, elle accepte d’être placée à côté d’un homme ou non. De plus, pour protéger l’intimité des voyageurs, des rideaux sont installés entre chaque siège.
JR Bus désigne collectivement les huit compagnies régionales d’autobus du groupe Japan Railways, chacune détenue par une compagnie ferroviaire JR. C’est une histoire ancienne, la société gouvernementale des chemins de fer japonais a lancé sa toute première compagnie de bus dans la préfecture d’Aichi en 1930 et a progressivement élargi les lignes de bus. Les bus JR ont meilleure réputation auprès des passagers et ont des tarifs légèrement plus élevés que ceux de compagnies privées concurrentes, comme Willer Express, qui est la plus connue. Autrefois, mode de transport annexe, les bus de longue distance se sont durablement installés au Japon, profitant du coût toujours élevé des trains et de la fermeture progressive de nombreuses lignes ferroviaires. Il est désormais difficile de trouver un siège de bus libre au départ de Tôkyô sans réserver longtemps à l’avance. Il est possible d’acheter ses billets aux guichets des gares routières, mais seul un quota de places y est disponible, les compagnies privilégiant la réservation en ligne. Contrairement au Shinkansen, dont les prix sont fixes, la tarification des bus express dépend du jour et de l’heure du voyage, avec des variations importantes entre les périodes de pointe et les périodes creuses.
Willer Express propose par ailleurs un Japan Bus Pass, inspiré du Japan Rail Pass, qui peut être utilisé dans les bus de ligne de jour et de nuit du réseau de la compagnie, pendant un nombre de jours au choix. Le pass n’est valable que pour les détenteurs de passeports non-japonais, résidents étrangers du Japon compris. Cependant ces bus, où les passagers sont alignés en rangées de quatre sièges, serrés les uns contre les autres, ressemblent surtout à des boîtes à sardines et ne privilégient guère le confort du voyage. Les bus de nuit remplacent cependant avantageusement les trains de nuit qui ont presque entièrement disparu au Japon. La vétusté des trains et, ironiquement, la popularité croissante des lignes de bus express, avait été évoquée en 2020 pour justifier la fermeture de la dernière liaison classique ferroviaire de nuit de l’archipel.
Le Grand Dream Express quitte la ville en empruntant, dès la sortie de Shinjuku, les voies express surélevées qui offrent un point de vue unique sur Tôkyô et les façades de ses innombrables tours qui défilent entre les néons des affiches publicitaires. Mais très vite, week-end oblige, l’express se trouve pris dans des embouteillages, il ralentit, et le chauffeur ne tarde pas à annoncer que l’arrivée prévue à Ôsaka risque d’être grandement retardée. Les rideaux tirés, chaussures enlevées, casque et masques ajustés, les passagers se sont déjà recroquevillés sur leur téléphone portable, chacun est dans sa bulle et ne prête guère attention au traffic. L’extraordinaire capacité des Japonais à s’endormir n’importe où ne cesse de surprendre, quelques dizaines de minutes à peine après le départ, certains passagers sont déjà plongés dans un profond sommeil, bercés par le bruit du moteur. Le silence ne tarde pas à se faire dans la cabine.

Comme les autoroutes ont souvent été construites plus en hauteur dans la montagne que le Tôkaidô Shinkansen, qui lui longe la côte, le trajet en bus jusque dans le Kansai diffère sensiblement de celui en train. La plupart des voyageurs tirent cependant leurs rideaux, ce qui limite les chances de pouvoir admirer le paysage. En hiver et au printemps, les bus se retrouvent parfois comme perdus dans les nuages, à la sortie de tunnels de montagne, ou dans d’impressionnantes bourrasques de neige. Se superposent au paysage la densité du réseau autoroutier japonais, très bien entretenu, les innombrables voies express, bretelles d’autoroute et ouvrages d’art bâtis pour franchir montagnes et vallées.
La meilleure partie des voyages en bus de ligne, ce sont les arrêts sur les aires d’autoroute. Le premier stop de l’express numéro 9 est l’aire de repos d’Ashigara, dans le département de Shizuoka, le long de l’autoroute Tômei, Tôkyô-Nagoya, et au pied du mont Fuji. Contrairement aux gares ferroviaires, toutes construites sur le même modèle, les gares routières varient grandement d’une région à l’autre par la taille et l’architecture. Une constante tout de même, de vastes toilettes publiques où sont affichés des messages de prévention routière. L’aire de repos d’Ashigara comporte un grand espace de restauration rapide, un magasin de souvenirs, un konbini, d’innombrables distributeurs automatiques, et une boutique de spécialités locales. La très grande fréquentation des aires d’autoroute, et leur flux ininterrompu de clientèle nuit et jour, en font une vitrine idéale pour les produits locaux. Après exactement vingt minutes de pause, le bus reprend l’autoroute, contourne longuement le mont Fuji en offrant de superbes points de vue sur la montagne.

Selon les normes en vigueur pour les autobus de ligne au Japon, un seul conducteur ne peut effectuer un trajet en solitaire d’une distance supérieure à 500 km en service de jour et 400 kilomètres en service de nuit. Le Grand Dream, respectant la traditionnelle partition Est-Ouest du Japon, change de chauffeur dans le département d’Aichi. Les chauffeurs de la compagnie JR portent uniforme à casquette, masque et gants blancs et s’adressent aux passagers dans une langue très formelle. Avant chaque arrêt dans une aire de repos, le chauffeur annonce, à au moins trois reprises, la durée de l’arrêt et l’heure exacte du départ, en précisant de rester vigilant car le bus quitte le parking à l’heure précise, sans attendre les retardataires. Mais les passagers habitués de la ligne savent bien que cela n’est pas vrai et que les chauffeurs recomptent soigneusement, plutôt deux fois qu’une, le nombre de leurs clients avant de reprendre la route. C’est donc en toute décontraction qu’ils vont se dégourdir les jambes à chaque arrêt et traînent parfois pour retourner à leur siège.
La nuit est tombée déjà lorsque le bus marque une nouvelle pause de vingt minutes au Konan parking area, dans la préfecture de Shiga (voir Zoom Japon n°148, mars 2025), dont la spécialité locale est le ninja. Que cela soit durant les pauses sur les aires de repos, toutes les deux heures environ, ou à l’intérieur du bus, il n’y a absolument aucune communication entre les passagers. On se frôle parfois dans l’espace étroit de la cabine, mais on ne s’adresse pas la parole. Certains semblent se déconnecter entièrement de la réalité extérieure pendant la durée du trajet. On voit souvent émerger des passagers, à moitié endormis et incrédules devant un paysage inconnu, se diriger comme des somnambules vers les toilettes publiques ou les distributeurs de café.

Alors que l’express numéro 9 ne s’arrête qu’une seule fois en chemin, à Kyôto, le chauffeur répète la destination finale du bus à de nombreuses reprises, tout le long du trajet, au cas sans doute où certains oublieraient où ils ont prévu de se rendre. Malgré les retards dus aux embouteillages, le bus respecte bien évidemment les limites de vitesse et se dirige lentement dans la nuit vers Ôsaka, la cabine désormais éclairée par des néons blancs. Les neuf heures qu’aura finalement duré le trajet jusqu’à la capitale du Kansai sont passées comme une parenthèse hors du temps, sans soucis, puisque l’on sait d’emblée que le bus arrivera probablement en retard et que l’on confie la bonne marche du voyage au chauffeur bienveillant. Un laisser-aller et une décontraction assez reposants, malgré la longueur de la route. Arrivés au cœur de la ville, juste à côté de la gare JR d’Ôsaka, les passagers, après avoir récupéré leurs bagages, s’éloignent doucement, sans un mot.
Eric Rechsteiner