De nombreux magasins au Japon possèdent un règlement délivré par la direction que chaque employé doit mémoriser et suivre à la lettre. Il couvre toutes les situations et précise ce que les employés ont à dire et à faire, à tel point que, si l’employé se voit demander quelque chose qui n’est pas précisé dans le manuel, il panique et ne sait pas comment réagir. En tant qu’étranger, je ne peux pas m’empêcher de trouver ça plutôt étrange. Qu’en pensez-vous ?
M. S. : Ça me convient plutôt. C’est vrai qu’il s’agit d’une approche très mécanique du travail, mais d’un autre côté, on se sent rassuré de suivre des règles. Lorsque vous commencez à travailler dans une supérette par exemple, on vous montre une vidéo qui présente l’employé idéal. On vous apprend à sourire aux clients tout en les accueillant avec une puissant irasshaimase [Bienvenue!]. Parce que, voyez-vous, tous les sourires ne sont pas réussis. Certains sont meilleurs que d’autres. (rires) Pour certaines personnes, cela doit être très étrange ou même triste, mais je trouve cela intéressant. Je me retrouve à avoir des expressions faciales que je n’aurais jamais eues autrement, ou à parler sur un ton particulier. C’est plutôt amusant. Ça ressemble à du théâtre. Quand j’ai commencé ce travail, j’étais très timide, mais en suivant ces règles, j’ai appris à regarder les gens dans les yeux et leur sourire comme je ne l’avais jamais fait auparavant. Pour moi, cela a été une merveilleuse découverte. Voilà pourquoi je ne pense pas que ce système soit un problème. De plus, lorsque vous y réfléchissez, tout cela vise à mieux servir les clients. Il n’y a donc rien à y redire.
Vous n’avez donc aucune difficulté à vous habituer à ces choses.
M. S. : Non, pas particulièrement. Mais il y a une chose qui me déplaisait avant. Lorsqu’une nouvelle supérette ouvrait ses portes, nous devions faire la tournée de toutes les entreprises et tous les bureaux du quartier pour en faire la publicité, ou nous devions distribuer des prospectus dans la rue. Ça me rendait nerveuse. Cela dit, au moment de Noël, on porte un costume du Père Noël et cela m’amuse!
Depuis le milieu des années 1990, l’image des supérettes a été quelque peu associée à ce qu’on appelle les freeters, c’est-à-dire ces jeunes gens qui ne vivent que d’emplois à temps partiel peu qualifiés et peu rémunérés. Pour vous, que représente la supérette ?
M. S. : A mes yeux, c’est un endroit où n’importe qui peut travailler quel que soit son sexe, son âge, sa nationalité ou son niveau scolaire. Dans n’importe quel magasin, vous pouvez trouver une personne âgée qui veut continuer à travailler après la retraite, une femme au foyer ou un étudiant qui connaît sa première expérience de travail. Aujourd’hui, même les étrangers travaillent dans ces magasins de proximité. Par contre, il s’agit d’un travail manuel qui pèse sur votre corps, et le mal de dos est un problème récurrent chez les personnes qui travaillent dans cette branche d’activité. Ce n’est pas un travail que je recommanderais à tout le monde.
Le ministère de l’Éducation veut promouvoir la morale (dôtoku) dans les écoles primaires à partir de 2018 et dans le second degré l’année suivante. Beaucoup de vos personnages ne semblent pas accepter les valeurs morales ou les mœurs sociales en vigueur. Que pensez-vous des développements récents au niveau politique ?
M. S. : Je dois avouer que je ne connais pas grand-chose à la politique. Cependant, il y a des moments où je me sens mal à l’aise vis-à-vis de la situation actuelle. Par exemple, les choses que les élèves apprennent dans les cours d’histoire sont maintenant plutôt différentes de ce que j’ai appris quand j’avais leur âge. Je trouve cela effrayant. Même sur Internet, le nombre de discours haineux a considérablement augmenté au cours des dernières années. C’est très dérangeant.
J’imagine que, depuis la remise du prix Akutagawa, vous avez reçu de nombreuses demandes d’interviews et que vous avez été invitée à de nombreux événements culturels. Avez-vous eu des difficultés à concilier ces engagements avec votre emploi à la supérette ?
M. S. : Pour le moment, j’arrive à gérer. Il y a des moments où je dois prendre un jour de congé, mais jusqu’à présent, mon manager a été très compréhensif. Encore une fois, ma journée de travail typique est organisée de telle manière que je n’ai généralement pas de problèmes. Je me lève à 2 heures du matin pour commencer à écrire. J’ai une liste de choses que je veux écrire et j’essaie de m’y tenir avant d’aller au boulot. Ensuite, je travaille à la supérette de 8 h à 13 h, mais seulement trois jours par semaine. Ensuite, je suis libre. J’ai donc assez de temps pour des interviews ou d’autres choses. Sinon, je peux écrire au café après le travail. Par nature, je suis assez paresseuse, donc je suppose que j’ai besoin de ce genre de discipline pour écrire. Si j’avais toute la journée pour moi, je ne pense pas que je réussirai autant. Je suis plutôt surprise d’avoir réussi à écrire tous ces romans (rires).
Propos recueillis par J. D.
Références
Murata Sayaka est née en 1979 dans la préfecture de Chiba, à l’est de Tôkyô. Surnommée par certains de ses amis écrivains “Crazy Sayaka”, elle s’est fait connaître par un style original et des histoires tout aussi différentes. Cela lui a valu de recevoir de nombreuses récompenses. La plus importante étant le prix Akutagawa, l’équivalent du prix Goncourt, en 2016 pour Konbini Ningen [inédit en français] paru d’abord dans la revue Bungakukai avant d’être édité sous forme de livre par Bungei Shunjû.