
Nous avons demandé à la romancière Muriel Barbery d’évoquer son expérience dans l’ancienne capitale impériale.
Le second roman de Muriel Barbery, L’Elégance du hérisson, dans lequel transparaît un intérêt particulier pour le Japon et sa culture, connaît un succès exceptionnel, dès sa sortie en 2006. Un peu plus tard, la romancière s’installe à Kyôto (voir Zoom Japon n°22, juillet 2012), y séjourne deux ans et depuis y retourne régulièrement. Dans ses deux romans Une rose seule (2020) et Une heure de ferveur (2022), elle fait de nouveau place au Japon et, à travers ses personnages, exprime son attachement à Kyôto. Elle expose à Zoom Japon ce qu’est cette ville pour elle. Ses propos sont illustrés par des dessins de Kan Takahama, tirés de son adaptation en manga du roman Une rose seule publiée simultanément en France chez Rue de Sèvres et au Japon chez Leed-sha en 2024.
D’où vient votre intérêt pour le Japon ?
Muriel Barbery : Je n’en avais aucun jusqu’à ce que je rencontre mon premier mari qui ne rêvait que d’y aller. Peu à peu, films – de Kurosawa (voir Zoom Japon n°4, octobre 2010), de Mizoguchi mais surtout d’Ozu (voir Zoom Japon n°31, juin 2013) –, livres et expériences culinaires ont ancré en moi le même rêve. De France, tout semblait si différent, si étrange et pourtant si attirant que je me suis prise à désirer faire un jour l’expérience de cette séduisante altérité.
Rêve que vous avez réalisé.
M. B. : En 2006, aux vacances de Pâques – j’étais alors enseignante –, grâce à la modeste avance consentie par mon éditeur pour mon deuxième roman, L’Elégance du hérisson, qui devait paraître à la rentrée suivante et dont personne n’imaginait encore l’extraordinaire destin. Ensuite, je n’ai eu de cesse d’aller y vivre, ce qui est devenu possible en 2008 grâce au succès du roman. Je suis allée à Kyôto quelques mois avant de résider à la Villa Kujôyama, puis y suis restée une année après la résidence.
Pourquoi cette préférence pour Kyôto ?
M. B. : C’était une évidence : l’ancienne capitale, forte d’un patrimoine artistique, littéraire et architectural sans égal, célèbre pour ses innombrables temples et jardins, est le creuset de la culture japonaise.
Quelle a été votre première impression en arrivant ?
M. B. : Le trajet de l’aéroport d’Ôsaka à Kyôto est rude ! La longue zone urbaine saturée de béton et de fils électriques met à mal les fantasmes exotiques et esthétisants nés d’une idéalisation profane du Japon. Mais avec le temps, j’ai appris à aimer jusqu’à la modernité de l’archipel.
Quels ont été les moments particulièrement marquants au début de votre séjour ?
M. B. : Le lendemain de l’arrivée, après une nuit dans un petit appartement de Gion où il avait fallu se débattre avec la télécommande de la clim, la visite des jardins du Pavillon d’argent et la rencontre avec les deux Japonais chargés de notre accueil, un homme et une femme, qui allaient devenir de grands amis. D’abord le choc de la beauté inouïe de ces jardins qui demeurent parmi mes préférés, ensuite l’apaisement de la crainte que la différence culturelle ne permette pas l’amitié.

Quels sont vos lieux préférés et pourquoi ?
M. B. : Il y en a tellement ! Kyôto est sans doute la ville que je connais le mieux au monde. Quand j’y reviens, j’y ai des promenades rituelles constituées de temples, de jardins, de restaurants, de maisons de thé et de bars.
La première m’emmène invariablement dans le quartier de Higashiyama, où j’ai vécu sur le flanc de la colline de Yoshida qui fait face au Daimon-ji. D’abord une visite au Pavillon d’argent pour l’éblouissement sans cesse renouvelé devant tant de beauté, éblouissement qui ne faiblit pas avec le temps, bien au contraire. Puis un petit pèlerinage sur la tombe de Tanizaki, dans le cimetière au-dessus du Hônen-in, avant d’aller au Shinnyodô puis à Kurodani (deux temples sis respectivement au sommet et au pied d’une colline où j’ai situé une bonne part de l’intrigue de mon sixième roman, Une Heure de ferveur), là où je venais chaque semaine m’immerger dans la sensation de présences invisibles (ici, pas de touristes, ou alors uniquement des touristes Japonais au moment de kôyô-[les couleurs de l’automne, surtout le rouge éclatant des érables]). Un thé et un gâteau au Café de Yoshidasansô, merveilleux ryokan (voir Zoom Japon n°132, juillet 2023) tout de raffinement sans ostentation, avant d’aller dîner soit chez Omen, pour ses udon [nouilles de farine blé] si spécifiques et son beau décor, soit chez Kihara, merveilleux petit restaurant de quartier dont les propriétaires conjuguent excellente cuisine et sens de l’accueil chaleureux, le tout dans un joyeux chaos matériel et décoratif qui dément le préjugé selon lequel le Japon est un pays lisse et aseptisé. Je suis navrée que ma troisième adresse fétiche de quartier, le restaurant au charbon de bois Nashimote, ait brûlé, c’était un autre lieu magique, simple, sans prétention, mais chaleureux et élégant dans sa cuisine impeccablement fraîche et savoureuse.
Autre promenade rituelle : les allées et les temples zen du Daitoku-ji, et en particulier le Kôtô-in, dont je me désole qu’il soit fermé aux visites depuis 2019. A l’entrée, la longue allée pavée de pierre et bordée de bambous et de camélias invite immédiatement à la méditation, de même que les jardins intérieurs du temple, où l’on pouvait boire un thé macha en contemplant la vieille lanterne de pierre et en écoutant la brise chanter dans les grands bambous. Tout comme au Pavillon d’argent, j’y ai situé une scène importante de mon cinquième roman, Une Rose seule, qui se déroule entièrement à Kyôto. Après la visite, je manque rarement d’aller déjeuner ou dîner chez Ikkyû, un des meilleurs restaurants zen (voir Zoom Japon n°136, décembre 2023) qu’il m’ait été donné de fréquenter, où l’on est servi dans de magnifiques salles privées qui donnent sur d’exquis jardins. La cuisine y est un festin dépouillé, une quintessence de sensations essentielles qui ravissent le palais mais aussi l’esprit. J’y ai emmené beaucoup d’amis occidentaux étonnés de découvrir qu’il existe d’innombrables variétés de tôfu et que la cuisine végétarienne n’est ni uniforme ni ennuyeuse.
Après toute cette zénitude, j’aime aller dans le centre-ville et en particulier chez les antiquaires et dans les petites boutiques de papier, de pinceaux, de laque, etc., qui se trouvent sur Teramachi-dori où, au demeurant, je vais aussi chez Ippodô, vieille et belle institution de thé. J’y déguste un koicha, le premier thé macha très concentré de la cérémonie du thé : expérience mystique garantie ! Ensuite, je vais généralement marcher le long de la Kamo-gawa, j’aime profondément cette rivière qui sépare Kyôto en deux, dont les berges marient herbes folles et hérons, où passent coureurs, cyclistes et poussettes, le tout dans une grande lumière et une sérénité bon enfant.
Autres lieux très aimés qui jalonnent les flancs des montagnes de l’Est (Higashiyama) et que l’on peut visiter les uns après les autres au cours d’une belle journée à vélo : au nord, le Shisen-dô, le plus joli petit temple qui soit, avec ses jardins truffés d’azalées et ombragés de très beaux érables ; puis, en allant vers le sud, le Nanzen-ji, sublime en son architecture secrète et son jardin demi-sec à l’ombre des montagnes ; plus au sud encore, le grand cimetière de Higashi Ôtani d’où l’on domine toute la ville dans la présence mystérieuse mais vibrante des morts ; enfin les vieilles rues qui relient Gion au Kyomizu-dera.

Changement de décor, enfin, pour la vie nocturne dont je ne suis pas une adepte mais qui, au Japon, m’amuse beaucoup. Il faut aller écouter du bon jazz à Le Club Jazz (voir Zoom Japon n°57, février 2016), dans le centre, puis finir la soirée dans l’un des innombrables bars perchés dans les étages des immeubles alentours, lieux improbables que seuls connaissent les amis locaux, parfois minuscules et souvent thématiques (avec des aquariums, des pipes, des maquettes d’avion), parfois gigantesques avec de grandes baies donnant sur les montagnes de l’Est. On y boit du saké, bien sûr, mais aussi du vin, des liqueurs, des cocktails. On y côtoie de sympathiques pochtrons : les Japonais ne tiennent pas très bien l’alcool mais ont en général le saké plutôt joyeux.
Enfin, je termine toujours la soirée en marchant dans la ville, en traversant les cours faiblement éclairées des temples, en empruntant les vieilles ruelles étroites. Kyôto, comme toutes les villes du Japon, est sûre et paisible la nuit. On y ressent la force des montagnes, de l’eau, des arbres, mais aussi, même si l’on est athée et cartésienne comme moi, la présence d’esprits tour à tour graves et malicieux au détour d’un petit temple illuminé, d’une berge endormie ou d’un cimetière dont les sotobas claquent dans le vent.
Avez-vous fait des rencontres ?
M. B. : Bien sûr, avec des Japonais francophones ou anglophones devenus des amis chers, plus rarement des Occidentaux établis au Japon. Certains sont venus me voir à Amsterdam où j’ai vécu après Kyôto, d’autres en France où je vis désormais. Il y a beaucoup de paramètres culturels en jeu dans l’amitié – la manière de se rencontrer, de se voir et même de converser diffère selon les cultures – mais, contrairement à ce que l’on m’avait dit, il est possible de nouer de grandes amitiés avec des Japonais.
Pouvez-vous expliquer cette sérénité que beaucoup de visiteurs viennent semble-t-il chercher au Japon et notamment à Kyôto ?
M. B. : Si l’on considère que Kyôto regroupe quelques-uns des plus beaux lieux jamais façonnés par l’art humain, qu’elle est environnée de nature et semée de jardins, qu’elle témoigne d’une ancienne sagesse dont la modernité n’a pas effacé les traces et que le quotidien y est provincial, c’est-à-dire paisible et facile, on comprend que les visiteurs du monde entier y affluent pour y vivre une certaine expérience de l’harmonie et de la grâce.

Que pensez-vous du “surtourisme” dont se plaignent parfois les habitants ?
M. B. : Question complexe. Je suis toujours partagée entre la conviction que l’expérience de la beauté et de l’ailleurs doit être accessible à tous et non seulement à une classe économiquement et/ou culturellement dominante, et le constat des ravages du surtourisme dont j’ai aussi vécu les débuts à Amsterdam (foules compactes et moutonnières, comportements inadéquats, infrastructures bâties à la va-vite pour faire face dans l’urgence à l’afflux, etc.). Un tourisme démocratique et pertinent est encore à inventer, cela doit être un défi pour les élus, les citoyens, les urbanistes, les investisseurs, les décideurs de toutes sortes. Il doit s’ancrer dans un véritable projet de société, dans une vision culturelle ambitieuse, et non dans de simples considérations marchandes.
Propos recueillis par Corinne Quentin