Votre ouvrage porte sur le cinéma des années 1960. Ce choix est-il seulement lié à votre intérêt pour Yoshida ?
M. C. : Je me suis rapidement rendu compte que si je voulais qu’on s’intéresse à Yoshida et qu’on le reconnaisse, car au fond je souhaitais qu’on arrête de toujours parler d’Ôshima Nagisa, il était indispensable de revaloriser les films de chacun des cinéastes de cette époque. Je me suis donc littéralement plongé dans cette période cinématographique à la découverte des œuvres de tous ces cinéastes sans réellement savoir ce que j’y trouverai et ce que j’en ferai. A la même époque, je découvrais également des ouvrages comme celui de Karatani Kôjin sur la littérature japonaise moderne. Il évoquait des espaces discursifs qui se succédaient dans l’histoire de la littérature, certains qui faisaient retour, l’ère Taishô (1912-1925) qui revenait, etc. Tout cela m’a beaucoup impressionné et j’ai donc voulu à ma façon appliquer une approche originale à l’égard du cinéma japonais. Cela tenait aussi à une certaine insatisfaction par rapport à ce qui existait déjà sur le cinéma de la période, notamment Le Cinéma japonais de Satô Tadao [éd. Centre Georges Pompidou], ceux de Donald Richie ou de Max Tessier. Leur approche très thématique ne répondait pas à certaines questions que je me posais. Pourquoi passait-on tout d’un coup d’un cinéma classique, dit d’âge d’or, à un cinéma comme celui d’Imamura Shôhei ? Qu’est-ce qui a été décisif ? Quand on lit ces auteurs, on a l’impression que Mizoguchi Kenji est le cinéaste des femmes et qu’il est revendicatif pour ça, qu’Imamura est aussi un cinéaste des femmes et que c’est également pour cela qu’il est revendicatif, et pour Yoshida, on peut aussi dire la même chose, etc., etc. Or les films de ces cinéastes ne se ressemblent absolument pas. Quelle est leur différence fondamentale ? L’approche thématique ne permet pas à mon sens de répondre à cette question. Il fallait à mon sens tenter de trouver une approche différente pour saisir le changement. Et ce qui m’est apparu clairement, c’est la rupture consommée entre le Japon de l’après-guerre et le Japon de la haite croissance économique. Elle explique l’apparition de films très différents.
L’intérêt de votre ouvrage repose aussi sur votre souci de conserver une certaine distance avec le cinéma de cette époque. Vous ne vous êtes pas laissé submerger par la “nouvelle vague” comme d’autres qui ont considéré de façon parfois péremptoire que les œuvres issues de cette période étaient forcément toutes géniales.
M. C. : Même si j’ai un fort tropisme pour un cinéaste comme l’illustre la couverture de mon livre qui reprend une image du film Purgatoire Eroica de Yoshida Kijû, j’ai essayé de montrer grâce à la lecture de nombreux textes qu’il existait des réseaux, des inimitiés, des rivalités, des débats et que la vision élégiaque du cinéma japonais, de l’indépendance ou de la grande histoire héroïque ne tenait pas. La réalité du cinéma que je découvrais alors ne correspondait plus du tout à ce que j’avais lu auparavant. Je devais donc en rendre compte. Pour cela, il fallait en finir avec certaines légendes comme celle d’un Ôshima claquant la porte de la Shôchiku après Nuit et brouillard au Japon. J’ai été moi-même le premier surpris en lisant les mémoires du cinéaste de voir qu’il tempère beaucoup cette histoire. Pour parvenir à ce résultat, il y a aussi une question de méthode sans doute. Je me suis rapidement rendu compte que la plupart des acteurs de cette période ne parlaient pas de la même chose et étaient en profond désaccord. Il ne s’agissait pas d’un simple désaccord entre les cinéastes indépendants et ceux qui étaient restés dans les studios. Si on ne suivait que cette fracture-là, il était impossible de raconter grand chose. Je devais donc fouiller et comprendre ce qui pouvait séparer un Ôshima d’un Yoshida. Que s’était-il passé entre eux. Ils avaient longtemps été inséparables lorsqu’ils étaient assistants avant de devenir des frères ennemis. Une explication était nécessaire et pour la donner, il était nécessaire de se montrer le plus objectif possible en dépit de mon tropisme que je n’ai pas vraiment cherché à dissimuler. J’aurais alors rédiger un portrait à charge d’Ôshima et un panégyrique de Yoshida ? Quel intérêt. Je me serais alors menti à moi-même en affirmant que Bons à rien est un bien meilleur film que Contes cruels de la jeunesse, ce qui est évidemment faux.
Cette approche que vous dénoncez indirectement est le reflet de cette politique des auteurs que l’on retrouve souvent dans le cinéma.
M. C. : En effet. On a tendance à penser qu’un cinéaste, une fois qu’il a été “élu”, ne produit que des œuvres de premier ordre. C’est loin d’être le cas. C’est une approche qui dessert bien des auteurs. Je pense, par exemple, à Nakahira Kô. Son film Getsuyobi no yuka est sensationnel, mais il y a peu de chance qu’on en parle, moi-même je ne le fais pas, parce que Nakahira a réalisé beaucoup de mauvais films. C’est dommage. La politique des auteurs, c’est bien, mais je crois que la politique des films a aussi ses avantages. Dans le travail de recherche entrepris pour cet ouvrage, j’ai apprécié de me retrouver parfois confronté à des situations où je devais revoir ma conception à l’égard du travail de certains cinéastes. Cela ne collait pas et il fallait reprendre l’analyse autrement. C’est quelque chose que je trouve très stimulant. Le résultat peut parfois décontenancer car cela peut donner l’impression d’être confus. Mais en définitive, le lecteur peut mieux appréhender cette période cinématographique si riche en rebondissements.
Propos recueillis par Gabriel Bernard
Référence
Evasion du Japon, cinéma japonais des années 1960, de Mathieu Capel, éd. Les Prairies ordinaires, 22 €
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