C’est avec un polar qu’une jeune éditrice française implantée à Kyôto a choisi de faire son entrée dans le monde de l’édition.
Pour se lancer dans l’aventure éditoriale, il faut de la passion, un petit brin de folie et un peu de chance. Isabelle Legrand-Nishikawa est une vraie amoureuse des livres. Elle rêvait depuis longtemps de créer sa maison d’édition. C’est chose faite avec les Editions d’Est en Ouest. Celle qui pouvait franchir des obstacles à cheval – l’équitation étant sa deuxième passion – a décidé de prendre des risques et de publier un premier roman Requiem à huis clos signé Kushida Ruriko. La jeune éditrice qui s’est installée à Kyôto nous a confié son parcours et ses ambitions dans un univers où il faut faire preuve de persévérance.
Qu’est-ce qui vous a amené à vous lancer dans cette aventure éditoriale ?
Isabelle Legrand-Nishikawa : J’ai voulu être éditrice depuis mon entrée en fac de lettres modernes. Après mon Master pro, j’ai eu des déceptions. Aucune opportunité ne s’est présentée et je suis partie au Japon. Je ne pensais plus du tout pouvoir réaliser ce rêve, mais finalement, après m’être “posée” à Kyôto, j’ai pu monter ce projet. C’est aussi une épreuve personnelle, un moyen de réaliser enfin quelque chose moi-même, une façon de me construire et de m’imposer dans un univers que j’ai toujours aimé, celui des livres.
Aviez-vous une expérience en la matière ?
I. L.-N. : Pas vraiment. J’avais fait deux stages dans le cadre de mon Master pro, dont un dans une maison de littérature spécialisée dans la littérature étrangère. Cela m’a beaucoup apporté, notamment dans le domaine de la communication que ma formation universitaire avait négligé.
En dehors de ça, j’ai fait des projets de fin de formation, dont un roman co-réalisé avec l’ensemble de ma promo Eros, la Bretagne et les Bretons à partir d’un thème qui nous avait été imposé et un projet personnel de nouvelle graphique que j’avais réalisé en quelques exemplaires avec l’aide gracieuse de deux artistes. D’Est en Ouest constitue donc ma première expérience en tant que professionnelle dans l’édition.
Quelles sont les principales difficultés que vous avez rencontrées lors du lancement de votre projet ?
I. L.-N. : Je dirais que la seule et unique difficulté est d’ordre financier. La littérature étrangère coûte extrêmement cher à réaliser et il faut investir beaucoup d’argent, sans être sûr du résultat. C’est vraiment un coup de poker. Au début, j’hésitais à créer une entreprise de droit japonais ou de droit français. J’ai tenté de me renseigner sur les différences de ces statuts juridiques. Pas facile quand on n’y connaît rien. Heureusement, dans mon entourage, des personnes compétentes ont pu éclairer ma lanterne. Sans l’aide de mon mari japonais, je n’aurais sûrement pas réussi à me sortir de toute la paperasse pour créer une entreprise au Japon.
En ce qui concerne le côté éditorial, j’avais déjà des clés : un titre, une traduction. Ensuite rien de très sorcier, contacter les professionnels : diffuseurs, imprimeurs, graphistes, etc. Comparer les prix, demander l’avis de personnes compétentes. J’ai beaucoup de chance d’être bien entourée.
Être basé à Kyôto pour distribuer des livres à 10 000 km de là, c’est un sacré défi…
I. L.-N. : Pour la distribution des ouvrages, c’est mon diffuseur – sans qui je ne pourrais pas faire ce boulot – qui s’en charge. Pour le côté technique, ça ne change pas grand chose. Tout se fait par courrier électronique et transfert de fichiers numériques. C’est du côté de la communication que c’est plus délicat. Heureusement, nous vivons à l’heure numérique : les réseaux sociaux, les sites, les articles, les blogs et autres peuvent parfois suffire à se faire connaître. Mais dans le milieu de l’édition, le contact physique (téléphone, poignée de main) est très important. C’est pourquoi j’ai essayé de préparer le terrain lors de mes courts séjours en France, en rencontrant certaines personnes à qui j’ai exposé mon projet. Je serai en France au mois de novembre pour le Salon de l’Autre Livre et la Fête du livre asiatique à Paris.
En ce qui concerne la promotion de Requiem à huis clos, notre premier roman, j’ai décidément beaucoup de chance puisque l’auteure est francophone et se rend parfois en France. Elle y a vécu et a fait des études à Paris. Elle a prévu un séjour juste après la sortie du livre et j’ai pu organiser, à distance, des rencontres dédicaces. J’aurais aimé l’accompagner, mais là se pose le problème des 10 000 km qui ne sont pas faciles à franchir (rires) !
Quelles sont vos ambitions à moyen terme ?
I. L.-N. : De réussir bien sûr ! De vendre mes livres, de les réimprimer, et d’augmenter les titres – mais pas trop – à raison d’environ 3 ou 4 par an. Je veux rester dans une production limitée pour me consacrer pleinement à la promotion, la communication et pour soigner chaque titre.
J’aimerais aussi publier certains romans qui sont pour l’instant relativement ambitieux pour ma petite maison débutante : trop volumineux, trop risqués, mais qui me tiennent à cœur. Je ne voudrais pas que l’aspect purement matériel d’un livre soit un frein à mes choix éditoriaux. Au contraire, j’aime le défi et je suis certaine que le lectorat français est riche et prêt à accueillir de nouvelles plumes nippones, même si elles n’appartiennent pas à celles que l’on connaît déjà. Mon autre ambition est de pouvoir m’entourer d’une ou deux personnes pour créer une équipe. Pour l’instant je fais tout moi-même et c’est assez sportif.
Pourquoi avez-vous choisi de vous lancer, en éditant un polar ?
I. L.-N. : Parce que les lecteurs que je fréquente aiment tous les polars. C’est un genre qui fait l’unanimité. Pour se lancer et assurer un minimum de vente, c’est un choix assez évident. On m’a déjà reproché mon choix de couverture qui “ne fait pas” polar, mais c’est un parti pris : la collection polar s’inscrit dans l’ensemble de la littérature contemporaine générale. De plus, le Japon est riche en auteurs de romans à suspense (mystery novel) et je pense avoir le choix. Une grande diversité d’écriture et de thèmes permet au genre de se renouveler et de plaire au plus grand nombre.
Comment s’est effectué votre choix ?
I. L.-N. : J’avais entendu parler de ce titre par une amie qui travaillait dans une ancienne maison d’édition, laquelle avait prévu de le publier. Comme ça ne s’est pas fait, j’ai eu l’opportunité, puisque la traduction existait déjà, de lire le texte. J’ai trouvé la fin très originale. Je ne m’attendais pas à un tel dénouement ! Le fait qu’il y ait des descriptions précises de Kyôto n’est peut-être pas étranger non plus à mon choix. L’auteure en est originaire et j’ai pu la rencontrer, discuter avec elle. C’était vraiment une chance de commencer par ce roman !
La traduction est assurée par Myriam Dartois-Ako, l’une des meilleures traductrices du moment. Qu’est-ce qui vous a conduit à elle ?
I. L.-N. : Encore de la chance, Myriam avait fait cette traduction pour la maison d’édition qui devait initialement publier l’ouvrage. Finalement, c’est moi qui en ai profité ! Ça m’a permis de discuter avec elle de la suite, elle m’a donné des conseils de titres et son avis sur ceux dont j’avais entendu parler.
Le genre du polar à huis clos est assez populaire au Japon, il l’est beaucoup moins en France de nos jours où l’on est habitué à des thrillers haletants. N’est-ce pas un pari osé pour un premier titre lancé ?
I. L.-N. : Si ça l’est. J’ai tout de même sondé autour de moi, et le livre n’a pas déplu. Ce n’est pas vraiment un thriller. C’est un roman construit, un peu à la Hercule Poirot, sauf qu’il n’y a pas d’enquêteur, juste une Japonaise qui se trouve là, prise entre deux feux, et qui parvient à résoudre – un peu malgré elle – cette histoire ou ces histoires de disparition et de meurtres à huis clos. D’ailleurs, l’auteure admet elle-même que ce qu’elle aime dans l’écriture de polars, c’est la construction de l’intrigue, le cheminement du lecteur.
En le lisant, j’ai eu ce sentiment de ne pas pouvoir suspendre la lecture avant de connaître la fin. J’ai même eu peur un moment. Je suis pourtant une habituée de films d’épouvante ! (rires) Le livre n’est pas dépourvu de suspense et il se lit aussi vite qu’un thriller ou un roman d’action. Je pense que le tableau énigmatique, le tatouage, tout cela donne des éléments qui attisent la curiosité. Ce qui m’a convaincue aussi, c’est la solution, l’ancrage dans le réel, dans l’actualité et les problèmes de société que soulève ce roman.
Quelle est votre ligne éditoriale ?
I. L.-N. : La littérature japonaise contemporaine. En particulier les styles – thèmes, écritures, constructions – qui ne sont pas ou peu représentés en France. Faire découvrir le plus de facettes possible de la littérature japonaise si foisonnante.
Vos prochains titres à venir ?
I. L.-N. : Le deuxième titre sort normalement en septembre. Il s’agira encore d’un polar, mais très différent du premier. On basculera dans le fantastique, entre deux mondes. Je suis en train de réfléchir pour un troisième titre, en mars ou avril 2017. Ça sera sûrement un thriller avec disparition ou enlèvement…
Je suppose que le polar n’est pas le seul domaine dans lequel vous allez œuvrer, toutefois ne pensez-vous pas que c’est un pan de la littérature nippone sous-exploité par les éditeurs francophones ?
I. L.-N. : Absolument ! C’est pour cette raison que les titres à venir seront dans la veine polar. C’est un genre foisonnant au Japon. Souvent adapté au cinéma ou à la télévision. Je pense en faire la base de mon catalogue avant d’ajouter d’autres genres, notamment des nouvelles pour lesquelles j’ai beaucoup de titres potentiels. De manière générale, il est aberrant de voir la littérature japonaise contemporaine représentée uniquement par trois ou quatre grands noms.
Le choix des livres à éditer s’effectue comment ? Est-ce le fruit de vos lectures ? De conseils extérieurs ?
I. L.-N. : Surtout des conseils venus principalement de mon mari et d’une agence littéraire. Souvent, on me propose des titres et je les fais lire à mon mari et d’autres amis. Pour le second titre à paraître, j’adore le thème, le style et l’histoire. C’est loufoque et intéressant et aussi intertextuel. J’adore l’intertexualité et il se trouve qu’il y a beaucoup de titres de ce genre en ce moment au Japon !
Se lancer dans une telle aventure est à la fois coûteux et hasardeux, comment votre entourage a réagi ?
I. L.-N. : Mon entourage m’a soutenue. Bien sûr, je suis consciente des risques et j’ai fait le choix de les prendre. De manière générale, mes amis et ma famille sont fiers de moi, et je suis aussi fière d’avoir franchi le pas. Après tout, c’est rare de pouvoir réaliser son rêve. Et puis dans l’édition, il faut se lancer. Tout le monde a été débutant, tout le monde a testé le marché, personne ne sait ce qui marche vraiment ou ne marche pas vraiment. C’est un monde assez mystérieux.
Moi, je veux juste créer un bel objet et faire découvrir à la France une culture qu’elle ne connaît que partiellement, mais qui pourrait la surprendre encore plus d’une fois.
Que cherchez-vous à montrer du Japon au travers de vos choix éditoriaux ?
I. L.-N. : La diversité de sa littérature, le foisonnement de ses auteurs. Je voudrais qu’on arrête de penser Japon = manga et haïku. C’est comme si on disait France = Arsène Lupin et Les Misérables. Au Japon, les deux sont très connus, ce qui est loin d’être le cas pour leurs auteurs.
Propos recueillis par Gabriel Bernard
Qui lira saura la vérité sur takao
La littérature policière au Japon a connu un étonnant regain au lendemain de la Seconde Guerre mondiale avec des écrivains qui ont fini par se mettre au niveau des meilleurs auteurs anglo-saxons, références en la matière. Après avoir exploré plusieurs domaines, certains d’entre eux sont revenus aux fondements avec des œuvres privilégiant le mystère, les énigmes ou les meurtres inexplicables. Kishida Ruriko et son Requiem à huis clos (Misshitsu norekuiemu) appartiennent à cette catégorie avec entre autres Ayatsuji Yukito à qui l’on doit Meurtres dans le Décagone (Jukkakukan no satsujin). A leurs yeux, pas besoin de bains de sang ou de gangs pour tenir en haleine le lecteur. Une simple disparition ou un meurtre banal suffit à créer le mystère puisque tout se déroule dans un lieu fermé où, en principe, personne (et surtout pas le criminel) ne pourrait sortir sans laisser de traces. A l’heure des séries policières sophistiquées ou des polars aux multiples rebondissements, nous pourrions estimer que ce genre de roman est un peu dépassé. Pourtant, il suffit de se plonger dans l’histoire pour ne plus la lâcher d’autant que la traduction parfaite favorise la lecture. Au fur et à mesure, le mystère s’épaissit et conduit le lecteur à se mettre à la place du personnage principal, Asami, pour tenter de dénouer tous les fils de cette histoire étrange. On ne s’ennuie pas une seule seconde à la suivre dans la ville de Kyôto en quête de la vérité. A l’approche des vacances d’été, c’est un livre qui vous passionnera et que vous pourrez partager avec toute la famille. Petits et grands. G. B.
Requiem à huis clos, de Kishida Ruriko, trad. par Myriam Dartois-Ako, Les Editions d’Est en Ouest, 18 €.