En près de 500 pages, Pierre-François Souyri dresse un portrait saisissant du Japon face à une nouvelle réalité.
Pendant de longues décennies, en Occident, on s’est persuadé que le Japon avait procédé à son ouverture et à une occidentalisation à marche forcée sans que cela ne suscite aucune difficulté ou presque. A partir du moment où les Japonais ont commencé à se vêtir comme les Anglais ou les Français, les Occidentaux ont cru que le pays du Soleil-levant avait délibérément tout oublié de son passé pour tout copier. Mais c’est oublier le vieil adage selon lequel l’habit ne fait pas le moine. “Il m’est vite apparu que la société japonaise était très conflictuelle, bien loin du consensus qui semble la caractériser. A la fin du XIXe siècle, il existe une conflictualité sociale très forte déjà présente pendant la période précédente, mais la nouveauté à l’époque est liée au fait qu’un certain nombre de personnes – des journalistes, des intellectuels – réfléchissent à cette conflictualité pour lui donner du sens. Et ce sens, elles ne vont pas nécessairement le chercher dans le discours occidental”, poursuit l’historien dans un entretien qu’il nous a accordé. Il fallait donc rapporter cette réalité qui permet de mieux appréhender l’évolution du Japon jusqu’à aujourd’hui. D’ailleurs, ce n’est pas tant le titre que le sous-titre qui est important dans ce livre remarquable et indispensable.
“La modernisation a donc au moins autant fonctionné comme anti-occidentalisation que comme occidentalisation, elle fut autant une réaction à la domination de l’Occident que son acceptation”, écrit Pierre-François Souyri. Car au moment où les Occidentaux font leur entrée au Japon, la pensée qui domine alors est celle issue des grands classiques chinois et adaptée aux réalités du pays. C’est elle qui va guider en partie les décideurs et les intellectuels japonais face à la modernité qui n’est pas une spécificité occidentale. La rupture viendra plus tard, au tournant des années 1920, lorsque la première génération d’étudiants formés depuis le primaire à des modèles plus proches de ceux de l’Occident trouvera dans le marxisme à la fois une aspiration à la pensée occidentale et à la critique sociale. “Ces gens-là penseront alors dans d’autres catégories. Et c’est alors une des grandes réussites du marxisme au Japon puisque pour ces jeunes étudiants cette pensée leur apparaît comme un discours scientifique et contestataire”, nous explique l’auteur. Or il montre dans son ouvrage l’existence d’une pensée critique qui ne doit rien à Marx bien avant cet âge d’or marxiste dans l’archipel. Il relate en détail les mouvements ouvriers qui protestent contre un capitalisme en plein essor et souligne l’importance du féminisme qui n’a pas eu besoin des suffragettes pour exister. En lisant son livre, on ne peut s’empêcher de penser au Japon actuel où l’on parle régulièrement de la nécessité d’une nouvelle ouverture, mais où le gouvernement cherche à entretenir un nationalisme pour empêcher le pays de sombrer dans une trop forte dépendance vis-à-vis des Etats-Unis. Pierre-François Souyri montre qu’à la fin du XIXe siècle, les autorités japonaises ont utilisé le shintoïsme et le confucianisme pour limiter l’influence de l’Occident. N’est-ce pas ce que le Premier ministre Abe tente actuellement de reproduire ? Sa visite au sanctuaire d’Ise, fin mai, en compagnie des dirigeants occidentaux du G7 n’en est-elle pas la plus récente illustration ? Voilà pourquoi cet ouvrage est une lecture essentielle. C’est une belle leçon d’humilité pour les Occidentaux qui demeurent persuadés de leur suprématie, mais c’est aussi une extraordinaire introduction au Japon contemporain. Une fois refermé ce livre, nul doute que le lecteur portera un autre regard sur l’évolution de l’archipel.
Odaira Namihei
Références
Moderne sans être occidental : Aux origines du Japon d’aujourd’hui, de Pierre-François Souyri, coll. Bibliothèque des histoires, Editions Gallimard, 25€.