L’un des cormorans plonge. Seule la lumière du feu permet de déceler cette ombre noire qui se déplace encordée au milieu de l’obscurité. L’oiseau remonte, puis retourne sous l’eau. Le ballet des hommes et des bêtes se poursuit ainsi pendant plus d’une heure. L’un de ses oiseaux remonte un poisson. A l’aide de petits gémissements, il le fait savoir. Mariko se redresse d’un geste vif. Tire sur la corde. Et attrape ce corbeau des mers. Elle passe sa main sur sa gorge et le force à rendre le poisson, coincé dans sa bouche, avant de le remettre à l’eau.
Cette originaire de la préfecture de Shiga est la troisième femme à devenir pêcheuse aux cormorans dans l’archipel. Une promotion accueillie avec curiosité et méfiance. Car dans ce pays où le taux de chômage plafonne à 3,1 % de la population active, seules 8 % des femmes âgées de 25 à 44 ans occupent un poste à responsabilité. Soit presque deux fois moins qu’en France. “Au début, je ne pensais pas qu’une femme puisse faire ce métier, car c’est trop physique, reconnaît Matsuraka Yoshikatsu. Elle m’a prouvé le contraire et aujourd’hui, elle force mon admiration.”
Les traits tirés, les yeux rieurs, ce pêcheur regarde ses mains abîmées. Lui qui possède une expérience de 55 ans, raconte les gestes adroits de Mariko. Il se rappelle ses débuts et ses nombreuses blessures. Il n’a pas oublié la fois où elle est tombée à l’eau, mais aussi sa persévérance pour finalement devenir l’une des deux pêcheuses de la rivière d’Uji. “Désormais, c’est elle qui travaille, et moi qui profite”.
Uji est aujourd’hui le seul endroit au Japon où deux femmes enfilent leurs bottes pour faire vivre cette tradition. Un bouleversement que Mariko ne considère pas comme une amélioration. “Il ne s’agit plus d’une pêche classique avec une obligation de résultat. On ne s’aventure pas du tout dans des endroits dangereux pour tenter d’attraper des poissons. Cela relève davantage de l’attraction touristique”, semble-t-elle regretter. D’autant plus que tous les pilotes de bateaux restent eux des hommes. “Le fait que je sois une femme n’a rien changé, ni avec les clients ni avec les cormorans. Je travaille exactement de la même façon.”
Tee-shirt et visage rouge, un touriste américain s’extasie devant cette technique de pêche. Entre des oh et des ah d’admiration, il peste contre ceux qui lui gâchent la vue. “Plus nous avons de touristes, plus nous sommes payés”, explique Sawaki Mariko. “Sans eux, pas de revenus, étant donné que nous rendons les poissons aux cormorans après le spectacle.” Chaque année, ils sont en moyenne 7 000 – dont 700 étrangers – à faire le déplacement pour la voir exercer son talent. A mi-mots, elle explique même que des poissons sont ajoutés à la rivière avant la pêche pour éviter aux oiseaux de revenir bredouille.
Le front transpirant, le souffle court, cette quadragénaire continue de tirer sur ses cordes. “Certains cormorans sont là depuis quinze ans. Ils ont plus d’adresse que moi… Et plus d’expérience aussi”, lance-t-elle. Elle, qui s’est imposée parmi les hommes, a aussi gagné la confiance de ceux qu’elle présente comme “ses collègues de travail” : les cormorans. De fait, ce lien s’est renforcé, en 2014, avec la naissance d’un petit Uji. Le premier bébé à naître en captivité au Japon. “C’était une période où les oiseaux étaient très nerveux parce qu’il y avait des travaux dans la rivière, on a dû les changer de cage. Du coup, ils mangeaient beaucoup moins… Mais ils s’amusaient plus entre eux”, raconte la pêcheuse. Résultat, un couple a pondu cinq œufs. L’équipe a décidé alors de couver les trois non cassés et découvert que l’un d’eux avait été fécondé. Depuis quatre autres sont nés ici. Le plus jeune n’a pas encore deux mois. “Quand le premier bébé est né, personne ne nous a crus, explique Fujioka Shigefusa un des pilotes de bateaux. Moi-même, je n’avais jamais vu ça.”
Ce petit brun de 62 ans rapporte qu’après la naissance des petits Uji, Mariko est restée dormir avec eux pendant trois mois. A l’aide d’une seringue, elle s’occupait de les nourrir à base de poissons écrasés et chauffés. Depuis chercheurs, touristes et scientifiques viennent les contempler. Entre incrédulité et curiosité, ils prennent des notes et des photos, font le plein de souvenirs et questionnent les pêcheuses sur leur croissance.
Le front rougi par les flammes, Mariko descend de la barque. Elle enlève sa jupe de paille et ouvre une bière. Dans la cabane qui surplombe la rivière, les pilotes de bateaux et les deux pêcheuses se rejoignent. Là, le temps d’une cigarette et d’un verre, ils discutent, rigolent et relâchent la pression. Dans un aquarium, des tortues de mer essaient de nager. Aux murs, des chapeaux et les jupes en paille. Une maison en bois qui craque du sol au plafond, mais qui regorge de souvenirs et de photos. “Vraiment, j’ai trouvé ce que j’aime faire le plus au monde, lance Mariko en tirant sur sa cigarette. Je m’arrêterai quand je ne pourrai plus tenir. Mais j’ai encore le temps”, ajoute-t-elle le sourire aux lèvres.
Ce dont elle rêve maintenant, c’est de pouvoir pêcher, sans avoir à passer la corde au cou de ses oiseaux. Pour qu’ils soient de nouveaux libres. Et avec les bébés Uji, Mariko espère pouvoir y arriver un jour.
Elodie Hervé
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