Dans un milieu très masculin, la réussite de Suwa Takako est devenue une référence dans tout l’archipel.
Pour Suwa Takako, le choix de la succession s’est presque imposé un soir d’avril 2004. Une pluie froide de printemps tombait. Suwa, alors âgée de 32 ans, a été appelée à l’hôpital. Son père, Yasuo, fondateur et président de Daiya Seiki, une entreprise de fabrication d’instruments de mesure pour des pièces automobiles, venait d’être hospitalisé d’urgence. Le médecin lui a annoncé : “c’est la leucémie myéloïde aiguë, je suis désolé, mais il ne reste que quatre jours à votre père.” Mais elle n’a pas vraiment eu le temps de pleurer sur le sort de son père. Chez Daiya Seiki implantée à Tôkyô, travaille une trentaine de personnes pour des clients importants comme Nissan. Il fallait absolument éviter que l’hospitalisation de son père empêche son fonctionnement. Sa priorité était donc de collecter toutes les informations pratiques comme l’endroit où étaient rangés les livres de banques et le numéro du coffre.
Le pronostic du médecin était juste. Quatre jours plus tard, Yasuo décéda. Sa fille a à peine eu le temps de lui dire : “ne te fais pas de souci pour la boîte !”. Il n’avait que 64 ans. Même si son père imaginait Takako pour prendre sa succession, le choix n’allait pas de soi pour elle, qui n’était, aux yeux de beaucoup, qu’une femme au foyer. “J’ai réfléchi pendant un mois”, se rappelle-t-elle. A l’époque, elle était déjà mariée et n’avait pas vraiment besoin de gagner sa vie par elle-même. De plus, son mari était sur le point de partir aux Etats-Unis pour son travail. “J’avais envie de le suivre, car je voulais apprendre l’anglais”, avoue-t-elle. Ayant déjà travaillé comme ingénieur pendant deux ans chez Hitachi Automotive Systems, une entreprise de fabrication des pièces de voiture, elle savait aussi ce que signifiait être une femme dirigeante dans ce milieu presque exclusivement masculin.
Pour se décider, elle s’est entretenue avec chacun des employés de l’entreprise. Elle leur a demandé : “vas-tu rester dans la boîte si j’en deviens présidente ?” Les plus anciens lui ont dit : “on veut que ce soit toi qui succèdes à Yasuo.” Elle a fini par trancher en mai 2004 et prit la tête de Daiya Seiki. Treize ans plus tard, elle affirme “ne jamais avoir regretté son choix.” Elle n’a pas succédé à son père sans avoir quelques idées sur ce qu’elle allait faire. Elle connaissait les points forts et les faiblesses de l’entreprise. Ses deux années passées chez Hitachi Automotive Systems lui ont aussi permis d’aiguiser son regard. “Les choses que j’ai apprises dans cette entreprise beaucoup plus grande que la mienne m’ont beaucoup servi”. Son père l’avait déjà invitée à venir travailler dans l’usine, ce qui lui avait permis de faire des plans de gestion. Bref, elle n’était pas du tout une “simple femme au foyer” née de la dernière pluie contrairement à ce que beaucoup avaientt tendance à penser.
Malgré son expérience et ses analyses, ses débuts ont été émaillés de heurts avec des employés et de brouilles avec les banques. Pour couronner le tout, le bilan de son usine était en berne depuis l’éclatement de la bulle. “Il fallait réduire la masse salariale. On avait des coûts à supprimer aussi”, se rappelle-t-elle. Après des nuits sans sommeil, elle a décidé de prendre le mal à la racine et de licencier cinq personnes. Chose que son père n’aurait pas pu faire, en raison de l’ambiance très familiale de l’entreprise. Cette mesure a créé un climat de méfiance entre elle et son équipe, mais cela a permis de sauver l’entreprise. La conjoncture économique était redevenue favorable. “La situation de Nissan, l’un de nos principaux clients depuis la génération de mon père, s’améliorait grâce aux réformes mises en place par Carlos Ghosn”. La sortie de crise lui a permis de refuser la proposition de la banque avec qui Daiya Seiki était en relation. Ayant jugé prématurément que Takako n’avait pas la capacité à gérer l’entreprise, celle-ci lui a conseillé une fusion avec une autre entreprise.
Une fois la menace écartée, elle a procédé à d’autres réformes, plus essentielles. Son idée était de mettre en place le système de contrôle qu’elle avait étudié chez Hitachi, comme la gestion des coûts et celle de la qualité des produits, tout en faisant attention à ce que “l’ambiance familiale de l’usine demeure.” Aujourd’hui, elle avoue tout de même qu’elle a eu des difficultés à se faire entendre. Il faut savoir aussi qu’elle était non seulement une femme, mais qu’elle était aussi moins âgée que la plupart des employés de l’usine. “Les gens ne voulaient même pas se mettre à la table de réunion”, se remémore-t-elle. Pourtant, au fur et à mesure que les choix de Suwa Takako se sont révélés efficaces, les critiques ont peu à peu disparu. “Ce sont des ingénieurs vraiment professionnels. Dès qu’ils comprennent que ça marche, ils travaillent sans problème et font tout pour améliorer le système”, confie-t-elle en montrant son admiration pour les siens. Grâce à cela et à la hausse de la demande liée au rétablissement de Nissan, la marge d’exploitation du mois de juillet 2006 a enregistré une hausse de 5 % par rapport à l’époque où elle a succédé à son père.