Ce monde singulier des matagi était toujours fermé à Ebihara Hiroko du fait de son sexe. Au début, elle pouvait certes les accompagner, mais c’est uniquement parce que son professeur connaissait bien les chasseurs. “C’est vrai que, si j’étais un homme, les choses auraient été beaucoup plus simples”, glisse-t-elle. Son maître se défend. “Cela ne me dérangeait pas que tu viennes avec nous, mais les plus anciens tenaient à faire respecter la tradition”. A l’époque, les matagi l’acceptaient uniquement quand ils chassaient des animaux faciles comme des lièvres. “C’était presque de la randonnée, ils ne me traitaient pas comme une adulte”, ironise la jeune chasseuse. Pour devenir matagi, elle a établi une stratégie. “J’ai essayé d’aller dans les montagnes avec eux le plus souvent possible, pour qu’ils connaissent au moins mon nom et mon visage. C’était très important rien que pour montrer que je pouvais marcher sans être aidée”, confie-t-elle.
Au fur et à mesure, elle s’est passionnée encore davantage pour la culture des matagi, surtout de leur vision de la nature. “Ils ne pensent pas que les montagnes leur appartiennent. Ils les considèrent comme un trésor confié par leurs ancêtres qu’ils se doivent de transmettre aux générations futures. Ils ne capturent donc jamais trop d’animaux. Pour eux, cela n’a aucun sens”, explique la jeune femme. Et la chasse à l’ours, animal hautement symbolique pour les matagi, ils la considèrent comme un “duel”. “Avant de chasser un ours, ils prennent du temps pour aller à l’autel pour prier devant la déesse. En effet, il serait beaucoup plus facile d’utiliser un piège, mais cela ne les intéresse pas. Pour eux, ce serait médiocre”. Malgré le sexisme archaïque, ce monde la séduit profondément, d’autant qu’elle a grandi dans la ville de Kumamoto, sur l’île de Kyûshû, au sud de l’archipel, “sans beaucoup de contact avec la nature”. “Je voulais continuer de marcher avec eux, et apprendre leurs connaissances de la nature”, se souvient-elle.
Son entêtement a fini par porter ses fruits. “Certains avaient peur que sa présence porte malheur, mais tout s’est bien passé”, explique Saitô Shigemi. Si elle a pu devenir matagi, c’est qu’elle a eu “un coup de chance”. A chaque fois qu’elle accompagnait les chasseurs, ils capturaient des ours. “Certains avaient l’air de dire que c’était bizarre”, rapporte Ebihara Hiroko, sarcastique.
Trois ans plus tard, c’est-à-dire en 2010, elle a officiellement obtenu sa licence de chasse et fait une demande d’admission au club de chasseurs local. Une simple démarche administrative mais très significative pour elle. Après une réunion, les matagi ont décidé de l’accepter. Elle a participé à la fête du Nouvel An du club en tant que “nouveau membre”. “Je ne suis plus amateur, je suis responsable de ce que je fais”, s’est-elle alors dite. Sept ans plus tard, elle est capable de chasser des lièvres toute seule. “C’est une bonne matagi, et en plus, elle absorbe ce que je lui dis comme une éponge”, commente son maître. Le fait d’être une femme ne pose plus problème. “Ce n’est plus important”, tranche Ebihara Hiroko. “Je chasse tout comme les autres. Cela m’énerverait si quelqu’un me traitait différemment parce que je suis une femme”, poursuit-elle.
Si les matagi d’Oguni ont pris cette décision historique, il faut dire aussi que c’était également pour sauver leur culture. Après la quasi disparition du marché de la fourrure suite à la popularisation des fibres synthétiques, plus personne ne vit de la chasse depuis les années 1950. La bile d’ours se vend encore, mais son prix s’est effondré. L’activité est désormais un simple “hobby” et les matagi travaillent en semaine dans les bureaux comme les autres. Le dépeuplement de la région et le vieillissement de sa population rendent la situation encore plus difficile. Résultat : de 400 en 1975, ils ne sont plus que 80 à ce jour avec une moyenne d’âge supérieure à 60 ans. C’est désormais leur tour d’être menacés d’extinction, alors que la population d’ours bruns au Japon est au moins stable voire en augmentation. Conscient de ces enjeux, le chef des matagi de l’époque, Saitô Kaneyoshi, a insisté pour ouvrir la porte à Ebihara Hiroko. “Si on refuse des gens comme elle qui s’intéressent à notre culture, bientôt on ne pourra plus chasser”, a-t-il martelé auprès des anciens qui ne voulaient pas d’elle parce qu’elle était une femme. “Aujourd’hui encore, beaucoup considèrent qu’ils ne peuvent rien face à la disparition de la culture. Mais moi, je ne veux absolument pas qu’elle se perde”, affirme Ebihara Hiroko. Pour passer plus de temps avec les autres matagi, elle s’est installée à Oguni en 2011 et travaille à la mairie. “Il est temps que je passe le flambeau aux jeunes. Il faut que je leur transmette mes connaissances”, confie, de son côté, Saitô Shigemi.
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