Son audace lui vaut d’être tout de suite catalogué comme le représentant du roman policier japonais, “quasiment du jour au lendemain”, précise Gérald Peloux. Une étiquette qui va lui coller à la peau jusqu’à sa mort en 1965, “ce qui va être très problématique pour le roman policier puisqu’il a un style très particulier, assez éloigné de ce genre. Il va se retrouver rapidement en porte-à-faux entre l’image qu’il veut donner du roman policier et ce qu’il écrit.” En effet, au tournant des années 1930, Edogawa Ranpo s’éloigne du genre policier classique et donne libre cours à son imagination où l’érotisme, le grotesque et l’absurde, ero-guro-nansensu en japonais, occupent une place prépondérante. Le Démon de l’île solitaire (Kotô no oni, trad. par Miyako Slocombe, éd. Wombat) publié en 1930 en est l’une des plus belles illustrations. S’il écrit moins d’œuvres policières, ce qui lui vaut d’être critiqué, il s’attache néanmoins à produire des essais sur la littérature policière. C’est ce qui va aussi contribuer à lui conférer cette aura de grand maître du genre.
Pourtant, même s’il a créé un prix portant son nom qui récompense les auteurs de romans policiers, Gérald Peloux note qu’il n’existe pas d’école d’écrivains qui se réclament vraiment d’Edogawa Ranpo. “Il y a beaucoup d’auteurs qui diront qu’en effet la lecture de ses œuvres a été incontournable, mais on en rencontre peu qui utilisent sa technique pour écrire leurs propres œuvres”, note celui qui vient de publier aux Belles Lettres Chroniques d’un trimardeur japonais en Amérique, traduction d’un ouvrage de Tani Jôji. “Son style a un aspect un peu suranné par rapport à celui du genre policier du XXIe siècle”, tranche-t-il. Pour ce qui est de son écriture, “elle est très simple et limpide. Il a aussi mis en place une sorte de discussion entre le lecteur et le narrateur avec de très nombreux appels au lecteur, le tenant par la main pour l’aider ou le tromper dans la résolution de l’intrigue”. C’est sans doute aussi une des raisons pour lesquelles l’auteur de La Chenille (Imomushi, trad. par Jean-Christian Bouvier, in La Chambre rouge, éd. Philippe Picquier) a su séduire tant de lecteurs.
Dans Edogawa Ranpo : Les méandres du roman policier au Japon, Kirino Natsuo, l’une des grandes figures du polar nippon actuel, estime qu’il est “un rêveur absolu” avant d’ajouter que “les auteurs se distinguent par le nombre et la qualité de leurs rêves originaux”. A la lecture de son œuvre traduite en français, on comprend à quel point Edogawa Ranpo est un écrivain à part et pourquoi il mérite tant qu’on s’intéresse à lui. A la fin de la nouvelle Les Crimes étranges du docteur Mera (Mera hakase no fushigina hanzai, trad. par Miyako Slocombe in Un Amour inhumain), le narrateur conclut : “Et je me demandais si ma rencontre avec le jeune homme, son histoire, et même le jeune homme lui-même n’étaient pas une étrange hallucination engendrée par le “pouvoir d’envoûtement de la lune” dont il m’avait parlé”. Une phrase qui résume bien le sentiment que procurent les écrits d’Edogawa et qui justifie que l’on cherche à mieux cerner cet auteur si intrigant.
Odaira Namihei
Références
EDOGAWA RANPO : LES MÉANDRES DU ROMAN POLICIER AU JAPON, sous la direction de Gérald Peloux et Cécile Sakai, Le Lézard noir, 16 €.
UN AMOUR INHUMAIN, de Edogawa Ranpo, trad. par Miyako Slocombe, Wombat, coll. Iwazaru, 20 €.