Takahama Kan a noué un rapport privilégié avec la France, car elle y trouve un droit à la différence qui lui plaît.
Depuis sa rencontre avec le Français Frédéric Boilet, la mangaka a réussi à imposer un style unique que ses lecteurs apprécient pour son originalité. Avec Le dernier envol du papillon (Glénat), sa dernière œuvre parue en France, elle les entraîne dans l’univers des geishas, avec une sensibilité qui lui est propre. Elle trouve ses racines dans son parcours personnel qui est loin d’être ordinaire.
J’ai entendu dire que votre notoriété s’était d’abord construite en France plutôt qu’au Japon.
Takahama Kan : C’est vrai. C’est de France qu’est venue ma première commande d’un tankôbon, un recueil original. A la même époque au Japon, je dessinais de temps en temps pour un magazine mensuel.
Comment s’est noué ce rapport avec la France ?
T. K. : J’ai d’abord fait un séjour linguistique pendant un mois à Paris quand j’étais étudiante. Puis plus tard, lors de ma première visite au festival d’Angoulême en tant que mangaka indépendante, j’ai montré mes réalisations à des maisons d’éditions françaises par qui j’ai eu des retours favorables. C’est aussi grâce à ma rencontre avec Frédéric Boilet que j’ai pu avoir des contacts importants dans ce domaine.
Pourquoi Frédéric Boilet ?
T. K. : A l’époque, il était la cheville ouvrière du mouvement baptisé La Nouvelle Manga. Celui-ci s’opposait au courant principal du manga en Europe et au Japon dont le seul moteur était commercial et ne se préoccupait pas de la vie quotidienne. Dans ce contexte, Frédéric défendait l’originalité des auteurs ainsi que les mangas destinés aux adultes. Je partageais ses positions et j’ai commencé à le fréquenter. Aujourd’hui les choses ont changé. J’ai l’impression qu’il n’y a plus de frontière entre culture dominante et sous-culture.
Pensez-vous que ce soit grâce au mouvement La Nouvelle Manga que les lignes ont bougé ?
T. K. : Non pas tout à fait. Quand l’Europe a découvert le manga japonais, les regards se sont d’abord tournés vers les œuvres les plus connues. Et peu à peu, les éditeurs ont compris qu’il existait des ouvrages underground et intéressants. C’est l’exploration de ces différents styles et genres de manga qui a effacé la frontière. Peut-être que la Nouvelle Manga y a contribué au début.
Aujourd’hui, dans quelle catégorie vous situez-vous ?
T. K. : Difficile de le dire. Même au Japon, on ne peut ni catégoriser mon travail, ni définir s’il s’adresse aux hommes ou aux femmes. (rires) Mais on peut dire seinen (pour adultes) parce qu’il est publié dans des magazines seinen…
Dans vos ouvrages, il y a toujours des étrangers ou des objets venus d’un pays étranger ayant un sens important. Pourquoi ce choix ?
T. K. : Depuis toujours je n’étais pas à l’aise au Japon, je n’y trouvais pas ma place. Dans la société nippone, être différente n’est pas toujours bienvenu. Je n’ai pas été victime de harcèlement à l’école, mais j’avais des difficultés à me faire des amis. Avec les étrangers, je n’ai pas cette sensation. J’ai l’impression que l’on peut rester différent sans être mal vu, et que l’on peut exprimer librement son avis. Quand je suis en dehors du Japon, je me sens l’égale des autres et décontractée. Naturellement, j’envisageais de travailler en dehors du Japon.
Vous êtes sortie d’une faculté des beaux-arts. C’était un moyen de vous exprimer ?
T. K. : Au lycée, je suivais déjà un cursus artistique avec l’idée de partir en Italie pour fabriquer des chaussures artisanales. Mais mes parents m’ont convaincue d’abord de faire des études universitaires au Japon. L’art étant le seul domaine me permettant de rester différente. (rires) C’est pour cette raison que j’ai choisi cette formation. La vie universitaire était plutôt confortable, mais je n’étais pas très assidue, un peu paresseuse avec un penchant pour l’alcool. (rires) C’est surtout pendant les deux dernières années que je me suis amusée en profitant de la liberté offerte par la formation spécialisée en art contemporain.
A quelle période est arrivé le manga ?
T. K. : Cette formation était très ouverte et m’a permis de présenter mes dessins-manga comme mon travail artistique. C’est grâce à cela que j’ai obtenu mon diplôme. Mon intérêt premier pour le manga est presque accidentel. Un soir, complètement ivre, sur un brouillon j’ai dessiné quelque chose qui ressemblait à un manga. Une amie l’a vu et m’a proposé de le montrer à des maisons d’édition. Sans aucune intention de devenir mangaka, j’ai obtenu des prix. Je me suis alors dit qu’il n’y avait que ce métier que je pourrais assumer, car je n’étais douée pour rien d’autre. (rires)