Il faut dire que le travail de vulgarisation que quelqu’un comme Tamamura Toyoo accomplit de longue date porte ses fruits. Par ses écrits, il a non seulement transmis l’intérêt pour les vins à proprement parler, mais il a témoigné, avec des exemples concrets, ce que signifiait devenir vigneron, ou aller vivre à la campagne. Il détaille dans certains de ses livres les législations extrêmement complexes de l’administration japonaise, et les démarches à suivre pour produire du vin, qui peuvent servir de repère à ceux qui aspirent à planter leurs vignes, tout comme au grand public.
La triple catastrophe du 11 mars 2011 a évidemment beaucoup joué dans le changement de mentalité des Japonais. Il raconte qu’avant, c’étaient surtout des hommes quadragénaires, voire quinquagénaires, amateurs de vins et issus de milieux plutôt aisés (médecin, avocat ou ceux qui travaillaient dans les finances…) qui se reconvertissaient dans le vin en investissant ce qu’ils avaient gagné. Or, depuis huit ans maintenant, de plus en plus de jeunes couples s’installent dans différentes régions pour se consacrer à l’agriculture. Avant, les femmes étaient plutôt réticentes à suivre leurs maris dans l’accomplissement de leur “rêve” de faire du vin. Désormais, les jeunes femmes, soucieuses de l’environnement dans lequel évoluent leurs enfants (à venir, parfois) peuvent prendre l’initiative de cette nouvelle vie. La preuve : on compte 30 % de “vigneronnes” qui produisent du vin japonais.
“Le milieu du vin peut être le plus moderne dans le monde de la production”. C’est ce qu’on entend souvent dans le milieu du vin japonais. Les techniques de fabrication, les erreurs que l’on risque de commettre ou les astuces se trouvent facilement sur les sites en libre consultation. Les femmes y participent, les relations sont franches et claires. Ce milieu est né assez récemment au Japon, ce qui lui a sans doute évité d’être contaminé par les vieilles coutumes machistes ou fermées qu’on peut trouver dans certains milieux traditionnels de ce pays.
Certains disent que le prix des vins japonais, qui ne sont pas forcément les moins chers compte tenu de la main-d’œuvre, risque d’être un frein à leur popularisation. Mais ce ne sont pas les vins japonais qui coûtent cher, ce sont les alcools qui ne sont pas “assez chers” au Japon. Les bouteilles de vin vendues dans les supermarchés, que ce soient les kokusan wain ou les vins étrangers, ne coûtent parfois que 500 yens (3,5 €). Une bouteille de boisson alcoolisée de 350 ml ne coûte que 100 yens (moins de 1 €) dans les konbini, ces supérettes ouvertes 24h/24. Difficile, dans cette situation, de convaincre les gens que les vins peuvent être délicieux, mais que les bouteilles peuvent être vendues 20 €… Une situation dont se plaignent également les producteurs de saké. Les saké de qualité demeurent toujours abordables, en comparaison des vins européens, mais les Japonais trouvent leurs prix trop élevés.
Aussi étrange que cela puisse paraître, les Japonais, pendant longtemps, n’ont pas fait attention au contenu qu’ils buvaient. Les grands collectionneurs de vins sont vraiment des exceptions. L’alcool était un moyen de communication entre hommes, qui “allaient boire” en ne mangeant que très peu. Et cette tendance ne s’est pas complètement estompée. Une personne travaillant dans une grande entreprise de produits alcoolisés m’a un jour confié : “lorsque nous regardons les produits qui se vendent le mieux chez nous, il apparaît clairement que la plupart des Japonais ne cherchent qu’à se saouler…” . Suite à l’accord de libre-échange conclu avec l’Union européenne cette année qui abolit les taxes d’importation sur les vins européens, les prix de ceux-ci sont en baisse, la concurrence est donc encore plus rude.
Lorsqu’un étranger voyage au Japon, il a tendance à vouloir s’y immerger complètement, en allant dans les izakaya (bar à la japonaise) et en commandant du saké… Mais ceux qui connaissent un peu ce pays doivent bien savoir que c’est en assimilant les éléments venant de l’extérieur que le Japon a construit sa propre identité. Alors, pourquoi se limiter aux sakés, bières et whisky japonais, dont les deux derniers sont d’ailleurs des boissons d’origine étrangère ? À ceux curieux de découvrir les vins japonais, Tamamura Toyoo suggère de demander dans les restaurants s’ils ont des vins locaux sur leur carte. Si dans les supermarchés, on peut hélas encore tomber sur des vins de production japonaise qui ne valent pas la peine d’être goûtés, ce n’est plus le cas des bouteilles choisies par les restaurateurs. L’intérêt manifesté par les étrangers peut les inciter à en mettre davantage dans leur carte.
Malgré les réticences et les résistances de certains, les choses avancent. Depuis la parution de son ouvrage-manifeste Chikuma wine valley il y a six ans, Tamamura Toyoo a réalisé la plupart des projets qu’il avait lancés. Son “académie du vin” attire ceux qui désirent se plonger dans l’univers des vignerons, et les anciens élèves en produisent déjà. Il a également retapé une ancienne boutique dans un village, celle d’un caviste de saké, afin de faire renaître ce lieu de rencontre et de vie des villageois. Dans le même village, aidé par les habitants, il a transformé une ancienne maison traditionnelle en auberge pour permettre aux amateurs de vin de venir faire du tourisme vinicole. On est surpris par la vitesse à laquelle il réussit à mettre en œuvre ses projets. Mais il affirme que pour instaurer une dynamique au sein de cette communauté, il faudrait d’abord avoir l’appui des municipalités, capables de concevoir une vision (rajeunir la population, accueillir de nouveaux agriculteurs, concevoir un village écotourisme par exemple). Et il a mille fois raison lorsqu’il ajoute que, pour que la région puisse, sur le long terme, rester productrice de vins de qualité et de terroir, elle devrait avoir un socle de formation, une université dotée d’une section œnologie et agronomie, spécialisée dans la fermentation et le brassage.
“Il y a ceux qui mettent en doute le fait de rassembler plusieurs producteurs dans la même zone. Moi je n’y vois que des avantages. Même si la composition de la terre et le climat sont identiques, selon l’exposition du sol, le type de vigne, le moment de la récolte ou la vinification, les vins produits ne seront pas du tout les mêmes. Il n’y a pas qu’une seule solution, il n’y a que des évolutions permanentes. C’est cela qui est passionnant : une bouteille de vin est à la fois l’expression du terroir et celle de la personne. Beaucoup de producteurs que je connais, qui sont encore loin de gagner une fortune, disent qu’après une journée de labeur, contempler leurs vignes chasse toute leur fatigue. Pour une agriculture, il faut une belle vue, une belle vision. Le résultat de son travail en paysage”, remarque-t-il encore.
“Ce qui est passionnant avec le vin, c’est la métamorphose permanente. Même chez un même producteur, avec le même cépage, on peut toujours avoir une surprise. En ouvrant une bouteille, ou en laissant les bouteilles reposer dans les caves… On ne tombe jamais dans la routine avec les vins, et surtout c’est réjouissant de pouvoir assister à toutes ces évolutions vertigineuses du vin japonais”, ajoute Kakimoto Reiko, de son point de vue de passionnée.
Des dizaines d’années d’efforts des producteurs expliquent l’engouement actuel. “Ce qui est bien avec le vin, c’est qu’avec les vignes, on introduit une vision du temps à long terme. Pour produire du vin, il faut d’abord planter des vignes, attendre cinq ans avant de pouvoir récolter. Les bouteilles peuvent mûrir avec le temps, et les vignes seront toujours là après ma mort. Après mon départ, ce serait merveilleux si mon village continuait à prendre soin de mes vignes, avec juste une légende indiquant ‘il paraît que c’est un certain Tamamura qui les a plantées ici…’”, lance Tamamura Toyoo en souriant.
Sekiguchi Ryôko
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